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Inde /

Bombay 2008 : la démocratie mise à l’épreuve
9 décembre 2008 par Valerie

Le 26 novembre 2008, la cité de Bombay (Mumbai) était frappée par une attaque terroriste qui paralysait la capitale économique et financière indienne durant trois jours. Bien que la ville la plus peuplée de l’Inde ait été plusieurs fois victime du terrorisme, le caractère inédit et l’audace de cette attaque quasi-militaire ont eu des répercussions nationales et internationales sans précédent. Afin de mieux en saisir les enjeux et face à la complexité de la situation, il est nécessaire de revenir sur le contexte, local et global, de cette attaque ainsi que sur les nombreux acteurs impliqués.

I. Attaque terroriste dans le cœur historique de Bombay

Rappelons brièvement les faits. D’après les informations dont nous disposons actuellement, dix terroristes auraient débarqué à Bombay par bateau, dans la soirée du mercredi 26 novembre 2008. Lourdement armés de Kalachnikov AK47, de grenades, et d’explosifs, ils ont attaqué plusieurs lieux symboliques de Bombay, situés au sud de la ville, dans le quartier historique, touristique et des affaires. Parmi eux :
- le Leopold Café, fréquenté essentiellement par des touristes et des indiens aisés très occidentalisés, plutôt jeunes
- la Gare centrale Chhatrapati Shivaji Terminus (ex. Victoria Station)
- l’hôtel de luxe Taj Mahal
- les hôtels de luxe Trident-Oberoi
- Nariman House, bâtiment hébergeant le centre communautaire juif Chabad-Lubavitch.

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Vue des fenêtres de l’hôtel Taj soufflées par les explosions

D’autres lieux ont été touchés, dont deux hôpitaux près de la gare, qui ne faisaient vraisemblablement pas partie des objectifs initiaux. Un taxi emprunté par les terroristes et où ils avaient déposé une bombe a également explosé.

Alors que les deux assaillants de la gare ont été assez rapidement maîtrisés (l’un d’eux n’a été que blessé et est actuellement interrogé par les enquêteurs), les combats et prises d’otage dans les hôtels de luxe et à Nariman House ont duré près de 60 heures, au cours desquelles ces bâtiments ont été progressivement sécurisés, les personnes évacuées et les terroristes tués.

Cette attaque de Bombay, où les assaillants ont usé de diverses méthodes pour faire un maximum de victimes (tirs à l’aveugle, bombes, grenades) a fait environ 170 morts, dont une vingtaine d’étrangers, et blessé près de 300 personnes.

Les premiers éléments de l’enquête, menée par l’Inde mais aussi les États-Unis, indiqueraient que les terroristes, dont neuf ont été abattus, étaient âgés de 20 à 28 ans. Originaires du Pakistan, ils auraient suivi un entraînement militaire pendant plusieurs mois avant le déclenchement de l’opération et auraient agi au nom du Lashkar-e-Taïba (LeT, « armée des justes »).

Ce groupe terroriste, aujourd’hui basé au Pakistan, a été créé dans les années 80 avec le soutien de la CIA et des services de renseignement pakistanais ISI (Inter-Services Intelligence), afin de contrer les soviétiques en Afghanistan. Par la suite, le LeT a continué d’opérer dans le Cachemire indien, toujours avec l’appui de l’ISI. En 2002, le Gouvernement pakistanais de Pervez Musharraf a officiellement interdit le LeT mais l’a laissé se recréer sous la forme de l’organisation caritative Jamaat-ud-Dawa, devenue la vitrine du Lashkar-e-Taïba.

Il est à noter que la première revendication a été faite au nom d’un groupe indien inconnu, les Moudjahidines du Deccan (région du Sud de l’Inde). Il existe en effet en Inde des groupes islamistes actifs soupçonnés d’avoir commis des attentats, dont la série 2008 (cf. infra). On peut penser que les commanditaires de l’attaque de Bombay ont tenté non seulement de se « couvrir » mais peut-être aussi de déclencher un conflit inter-communautaire entre la majorité hindoue et la minorité musulmane, comme l’Inde en connaît régulièrement (cf. article sur le communalisme politico-religieux en Inde). Un lien réel avec les mouvements islamistes et terroristes indiens, qui auraient aidé à préparer l’attaque, n’est cependant pas à exclure.

II. Entre continuité et rupture

L’attaque de novembre se situe dans la continuité des attentats survenus en Inde ces quinze dernières années et de la série 2008, qui laissait présager une attaque de Bombay, capitale financière du pays et plus grande ville indienne. Elle constitue néanmoins une rupture dans sa forme, son ampleur et le degré de préparation des terroristes.

1. Les attentats, une menace permanente sur Bombay

Bombay, mégapole cosmopolite tournée vers l’Occident, incarne la libéralisation et l’ouverture économiques de l’Inde mises en œuvre progressivement à partir de 1991 et initiées par Manmohan Singh (membre du Parti du Congrès), alors Ministre des Finances et actuel Premier Ministre. En tant que telle, la ville est une cible de choix pour qui souhaite déstabiliser une Inde qui prétend devenir une grande puissance internationale politique, économique et militaire.

En ce sens, les habitants de Bombay ne sont guère surpris que leur ville soit à nouveau victime d’un acte de terrorisme. Nombre d’entre eux considèrent que cette menace fait désormais partie de la vie dans la cité portuaire, et plus généralement dans les grandes villes de l’Inde qui ont été particulièrement touchées cette année (Bangalore, Ahmedabad, Jaipur, Delhi) avec à chaque fois plusieurs dizaines de morts. Ces quinze dernières années, Bombay a ainsi été visée sept fois par des attentats, dont deux de grande envergure.

En 1993, une série de treize explosions dans différents lieux très fréquentés de la ville avait fait plus de 250 morts et 700 blessés. Cette action sans précédent, perpétrée par le principal gang actif dans le milieu criminel de Bombay (la D-Company), composé majoritairement de musulmans, a été organisée en représailles au massacre de plusieurs centaines de musulmans lors des émeutes intercommunautaires de 1992-93. Celles-ci avaient suivi la destruction, par des extrémistes hindous, de la mosquée Babri à Ayodhya (Etat d’Uttar Pradesh, dans le Nord de l’Inde). Dawood Ibrahim, chef de la D-Company, est soupçonné d’être en lien avec des groupes terroristes islamistes dont Al-Qaïda et Lashkar-e-Taïba. Il est recherché par Interpol, résiderait au Pakistan et pourrait être impliqué dans l’attaque du 26 novembre.

La dernière attaque terroriste à Bombay, précédant celle de novembre 2008, date de juillet 2006. Sept bombes simultanées, déposées dans plusieurs trains de la Western Railways, avaient coûté la vie à près de 200 personnes et en avaient blessé plus de 700. L’enquête, toujours en cours, semble conduire au SIMI (Students Islamic Movement of India), groupe clandestin d’étudiants islamistes indiens qui auraient agi, entre autres, en réaction au massacre de plus d’un millier de musulmans au Gujarat (Etat voisin du Maharashtra) en 2002. Dans un premier temps, et comme bien souvent lors d’attaques terroristes perpétrées sur le territoire indien, le Gouvernement de Manmohan Singh avait dénoncé l’implication du Lashkar-e-Taïba et de l’ISI. Les pourparlers de paix avec le Gouvernement de Pervez Musharaff, qui s’était engagé en 2004 à mettre un terme à tout soutien au terrorisme transfrontalier, avaient alors été suspendus pour être finalement relancés deux mois après, afin de ne pas laisser « gagner les terroristes ». L’enquête est toujours en cours.

L’attaque de novembre 2008 se situe donc dans la lignée du terrorisme en Inde, et particulièrement à Bombay, où le fondamentalisme islamiste et le Jihad (guerre sainte) contre les supposés ennemis de l’Islam jouent un certain rôle, au moins dans le discours des auteurs de ces attentats. Mais les causes profondes de cet engagement dans l’activisme et le terrorisme sont certainement plus complexes que le contenu des revendications ne le laisserait penser et combinent facteurs politiques, sociaux, économiques et psychologiques [1]. Elles ne font cependant pas spécifiquement l’objet de cet article.

2. Une attaque sans précédent

La plupart des commentateurs identifie cependant dans les derniers événements des éléments nouveaux.

Parmi eux, la méthode utilisée, particulièrement audacieuse, proche de tactiques de guerre, marque un tournant. C’est un assaut de type militaire qui a été lancé contre la ville depuis le territoire du Pakistan (a priori Karachi), via la mer d’Arabie (mer d’Oman). Les terroristes, qui n’ont pas camouflé leur visage, ne se sont pas limités à la classique pose de bombes dans des lieux fréquentés mais ont tiré à vue sur les personnes, ont occupé des heures durant des lieux symboliques, menaçant de les détruire totalement, et pris de fait en otage les individus qui s’y trouvaient. Les sièges qui s’en sont suivi sont également inédits et dignes d’un film d’action : les médias télévisuels ont d’ailleurs très bien su tirer profit du côté spectaculaire et marquant de l’événement.

Notons toutefois que, bien que nouvelle à Bombay, cette attaque rappelle celle, de moindre envergure, lancée contre le Parlement indien à New Delhi en décembre 2001, où 5 militants terroristes cachemiris avaient donné l’assaut d’une manière similaire avant d’être tués.

La nature des cibles est également nouvelle et signale la volonté à la fois de s’attaquer aux symboles de la (relative) puissance économique d’une Inde perçue comme arrogante et d’impliquer les pays occidentaux, au premier rang desquels les États-Unis et Israël, nouveaux alliés de l’Inde ultra-libérale.

Toute la presse nationale et internationale a en effet souligné la volonté des assaillants de cibler les occidentaux. Rappelons cependant que la grande majorité des victimes est indienne. On peut en fait considérer que toucher les occidentaux dans des lieux symboliques vise avant tout à atteindre l’Inde à travers son rayonnement international, en décourageant les occidentaux de s’y rendre soit comme touriste (cf. attaque du Leopold Cafe), soit comme investisseur (cf. attaque des hôtels de luxe où se pressent les hommes et femmes d’affaire indiens ou étrangers et les expatriés travaillant dans les firmes multinationales) afin de nuire à sa croissance économique et à son prestige.

C’est donc bien l’Inde, celle du capitalisme international, qui est visée. Mais il s’agit sans doute aussi pour les terroristes, dans leur combat global contre les ennemis de l’Islam, d’affirmer leurs omniprésence et omnipotence, en démontrant qu’ils sont capables de toucher n’importe qui, n’importe où. Leur objectif est de propager la terreur, de nourrir un sentiment de vulnérabilité et d’insécurité chez les Indiens tout comme chez les occidentaux, perçus en bloc comme ennemis de l’Islam qu’ils disent défendre.

L’attaque de Nariman House est évidemment, au-delà des tragédies individuelles, un symbole de plus. Cet immeuble dont au moins quatre résidents ont péri, abrite un centre juif orthodoxe lié à Israël. L’État juif, considéré comme une menace pour les musulmans, a développé des liens importants avec l’Inde, notamment dans le domaine militaire, dans la mesure où les deux pays tendent à voir dans le Pakistan une menace commune. Israël est ainsi devenu le deuxième pourvoyeur en armes de l’Inde et son armée a entraîné des commandos d’élites indiens.

Autre lieu touché, la gare de Chhatrapati Shivaji. Une des principales gares centrales de Bombay, elle est certes une cible plus classique en tant que lieu public habituellement bondé. Mais c’est aussi un bâtiment magnifique, hérité de la période coloniale britannique (tout comme l’hôtel Taj), dont l’attaque participe à la mise à mal du prestige de Bombay et de l’Inde. Cette gare a par ailleurs été rebaptisée par la Shiv Sena, parti extrémiste hindou au pouvoir à Bombay depuis 1995, du nom du héros marathe Shivaji. Ce dernier est célébré en particulier pour sa résistance aux envahisseurs Moghols musulmans au 17ème siècle. La gare de Chhatrapati Shivaji porte donc en elle de nombreux symboles, tout en étant traversée par des millions de travailleurs chaque jour, ce qui en fait une cible idéale.

L’implication d’étrangers et l’attaque des emblèmes de la puissance économique d’une certaine Inde confèrent donc une dimension globale et inédite à cette attaque. Elle s’inscrit cependant avant tout dans le cadre des enjeux propres aux relations indo-pakistanaises et aux contextes politiques intérieurs des frères ennemis.

III. Le processus de paix indo-pakistanais en péril

L’un des objectifs de l’attaque du 26 novembre 2008 est certainement de mettre en péril le processus de paix [2] entre l’Inde et le Pakistan, entamé en 2004 par Manmohan Singh et le général Pervez Musharraf et élargi cette année à la lutte commune contre les groupes terroristes. Les attentats de 2006 avaient porté un premier coup dur aux négociations mais, malgré la mobilisation initiale des troupes des deux côtés de la frontière, la tension était finalement retombée pour laisser place au dialogue et aux promesses renouvelées de coopération.

La situation est aujourd’hui quelque peu différente dans la mesure où le Gouvernement pakistanais dirigé par Asif Ali Zardari est un gouvernement civil démocratiquement élu qui semble s’être engagé dans la lutte contre le terrorisme, lequel sévit non seulement depuis son territoire mais aussi sur son territoire (cf. l’attentat du 20 septembre 2008 à l’hôtel Marriott d’Islamabad, qui préfigurait l’attaque de Bombay).

1. Le Gouvernement indien sous pression

Vue de l’Inde, l’implication du groupe terroriste Lashkar-e-Taïba basé au Pakistan et auteur d’incursions armées et d’attentats en Inde (Jammu-Cachemire et Delhi), a été interprétée comme une trahison de la part du Gouvernement pakistanais à l’encontre de l’Inde et de la confiance qu’elle avait choisi d’accorder à son voisin, malgré les quatre conflits armés qui les ont opposés (1947, 1965, 1971, 1999).

Face à l’ampleur de cette nouvelle offense et offensive, le Gouvernement indien subit de nombreuses pressions dans le sens d’un durcissement de sa position, voire d’un conflit armé avec le Pakistan, alors que la coalition au pouvoir apparaît en mauvaise posture pour affronter les élections législatives nationales prévues en mai 2009.

Au niveau interne, le Gouvernement central de Manmohan Singh (coalition de centre-gauche menée par le Parti du Congrès) a subi des remaniements avec la démission du Ministre de l’Intérieur, Shivraj Patil, remplacé par le ministre des finances et ancien ministre de la sécurité intérieure, P. Chidambaram qui jouit d’une bonne réputation. Le gouvernement a également annoncé, lors d’une réunion de tous les partis politiques, la création d’une FIA (Federal Investigation Agency, agence d’investigation fédérale), des mesures pour renforcer la sécurité maritime et aérienne et la création de quatre nouveaux centres de National Security Guard (NSG, unités d’élite anti-terroriste) dans le pays, afin de répondre aux critiques sur les failles flagrantes des systèmes de renseignement et de sécurité du pays, leur manque de moyens et de coordination.

Au niveau de l’État fédéré du Maharashtra, dirigé également par le Parti du Congrès, mais dont la capitale Bombay est aux mains de l’opposition, les têtes sont tombées. Vilasrao Deshmukh, le Ministre en chef de l’Etat du Maharashtra et son Ministre de l’Intérieur RR Patil ont fini par démissionner, assumant la « responsabilité morale » de l’attaque.

Le gouvernement central se trouve en fait actuellement sous les tirs croisés de l’ « opinion publique » et de l’opposition politique, dans un contexte pré-électoral tendu.

D’un côté, les médias, repris par une partie de l’opinion publique, expriment leur exaspération. Ils dénoncent d’une manière générale l’inefficacité et la corruption des politiciens, que ce soit au niveau central ou des États fédérés et réclament fermeté et action.

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"Trop c’est trop. Il est temps d’être ferme et décidé"
Photographie prise le 3 décembre 2008 lors de la marche en hommage aux victimes de l’attaque de Bombay

De l’autre, le principal parti d’opposition, le Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du Peuple Indien) et ses alliés extrémistes (Shiv Sena) relaient ce mécontentement et tentent de le manipuler à leur avantage. Le porte-parole du parti d’opposition BJP a ainsi demandé la démission du Gouvernement indien dont il n’a eu de cesse de dénoncer la « faiblesse » de la politique anti-terroriste [3]. Cette critique s’appuie notamment sur la décision du gouvernement actuel de retirer la loi de prévention du terrorisme (Prevention of Terrorism Act, POTA), mise en place en 2002 par le BJP et extrêmement controversée en raison des nombreuses dérives en matière de droits de l’Homme qu’elle a cru pouvoir justifier. En affirmant que l’attaque du 26 novembre est un 11 septembre indien et que la réponse de l’Inde doit être la même que celle des États-Unis, partis en guerre contre l’Afghanistan et l’Irak, le BJP appelle à une guerre contre le Pakistan.

Pour sa part, la Shiv Sena au pouvoir à Bombay et proche du BJP, a appelé à « nettoyer les mini Pakistan » se multipliant, d’après elle, sur le territoire indien [4]. Elle affirme ne pas vouloir s’en prendre aux musulmans indiens, ce dont on peut légitimement douter au vu de son rôle actif dans les massacres de musulmans survenus auparavant en Inde, mais aux immigrés pakistanais et bangladeshi, d’ores et déjà bouc émissaires des attentats passés, qu’elle présente comme les suppôts du terrorisme islamiste en Inde. Elle propose de s’attaquer ensuite directement au Pakistan, afin de lui « donner une leçon ».

Ces réactions, largement relayées par une partie de la population et des mass médias, font craindre une remontée en puissance du discours nationaliste hindou en Inde, que la crise économique et la multiplication des attentats risquent de renforcer.

Pourtant, malgré la pression conjuguée de la rue et de l’opposition, le Gouvernement central reste prudent et tente de gérer avec tact cette crise. Il semble que l’option militaire ne soit pas dans l’intérêt de la coalition au pouvoir qui a fondé sa crédibilité sur la sécurisation de frontières internationales stables et calmes afin d’avoir le champ libre pour une croissance économique forte, fondée en partie sur la confiance des investisseurs internationaux.

L’intervention politique des États-Unis, dont la priorité est la lutte contre les Talibans en Afghanistan et au Pakistan, contribue certainement à cette modération et au choix de l’outil diplomatique plutôt que de la guerre. Le contexte international de la lutte contre le terrorisme et contre l’ennemi mal identifié qu’est Al Qaïda est en effet nécessaire à la compréhension de la situation en Asie du Sud. Le Pakistan ne se prive pas de jouer cette carte pour dissuader l’Inde de l’attaquer. Il menace ainsi de masser toutes ses troupes sur sa frontière orientale si une escalade militaire indienne se précisait, ce qui laisserait le champ libre aux Talibans dans sa région occidentale, frontalière avec l’Afghanistan, où le Pakistan combat actuellement les fondamentalistes islamistes avec le soutien des États-Unis. Ce « chantage » permet à la fois de protéger le Pakistan d’une attaque de l’Inde, grâce à la médiation des États-Unis visant à éviter un conflit armé, et de rappeler à l’allié historique américain, qui s’est considérablement rapproché de l’Inde sous la Présidence de George W. Bush (accord nucléaire, renforcement des relations économiques), que le Pakistan reste un allié incontournable.

2. Le Pakistan sur la corde raide

La situation au Pakistan est également complexe avec un pouvoir civil et militaire extrêmement fragmenté. Actuellement, on peut identifier quatre acteurs importants : le gouvernement civil démocratiquement élu de Asif Ali Zardari, l’armée, les services de renseignement (ISI), et les groupes islamistes qui contrôlent en partie la région nord-ouest à la frontière de l’Afghanistan et commettent de nombreux attentats dans l’ensemble du pays. Tous entretiennent des relations mouvantes, tantôt s’alliant, tantôt s’opposant.

Le Président pakistanais nouvellement élu en 2008, Asif Ali Zardari, et son gouvernement civil ont peu de marges de manœuvre dans un pays dont l’histoire est jalonnée de coups d’État militaires et où l’armée toute-puissante peut renverser le Gouvernement au moindre faux pas. Dans les jours qui ont suivi l’attaque de Bombay, le retournement du chef de l’État pakistanais par rapport à sa décision initiale d’envoyer le chef des services de renseignement pakistanais (ISI) en Inde, à la demande de cette dernière, en a été le signe évident. Asif Ali Zardari a cependant proposé à l’Inde une enquête conjointe permettant d’apporter des preuves tangibles de l’implication de groupes basés au Pakistan tout en conservant l’honneur du Pakistan, montré du doigt par la communauté internationale.

L’armée et l’ISI jouent toujours un rôle central au Pakistan et les islamistes défendant une ligne dure vis-à-vis du frère ennemi indien y sont influents. Quelque soit la sincérité du nouveau gouvernement qui semble vouloir se démarquer du double jeu mené par l’ancien dirigeant P. Musharraf, il se trouve dans une situation extrêmement délicate car, ici comme en Inde, les enjeux intérieurs et extérieurs se chevauchent et entrent en conflit.

Le Pakistan est issu de la partition de l’Empire britannique des Indes (1947). Sa création avait pour objectif de fonder un État indépendant pour les musulmans du sous-continent indien. L’Islam devait donc être le ciment du « pays des purs », marqué par ailleurs par une extrême hétérogénéité ethnique et culturelle. Parmi les divers groupes de population présents sur le territoire pakistanais, on peut citer principalement les Pendjabis, Sindhis, Baloutches, Pathans, Cachemiris et les Mohajirs (musulmans venus de l’Inde à la suite de la partition).

En réalité, la religion musulmane elle-même n’a pas permis de créer une véritable identité nationale pakistanaise en raison des différents courants qui la composent et la divisent parfois : sunnisme majoritaire mais partagé entre différents mouvements (déobandi, Ahl-I-Hadith) dont certains fondamentalistes (Tabligh, Jamaat-I-Islami) ; chiisme (duodécimain et ismaélien) ; soufisme ; mouvements plus modernes (université d’Aligarh).

Face à cette grande diversité et aux conflits récurrents qui en résultent (attentats et troubles inter-communautaires), le Pakistan a trouvé dans le conflit extérieur avec l’Inde une manière de maintenir tant bien que mal son unité nationale. L’objet de ce conflit est principalement le Cachemire, région himalayenne à majorité musulmane, partagée entre le Pakistan et l’Inde, et dont le Pakistan réclame la partie indienne. Cette focalisation sur l’ennemi indien a permis à l’armée de dominer la scène politique pakistanaise et de soutenir une multitude de groupes de combattants islamistes, d’abord actifs au Cachemire puis, plus récemment, dans toute l’Inde, en réaction au supposé mauvais traitement infligé à l’importante minorité musulmane en Inde.

Au Pakistan, en dehors des groupes islamistes, les forces s’opposant à un règlement du conflit au Cachemire et à une paix durable avec l’Inde sont puissantes. Toute paix avec le frère ennemi et toute démilitarisation réelle du régime signifierait en effet pour une large partie de la classe dirigeante pakistanaise la perte de ses fonctions et de son pouvoir politique et économique. Elles contraindraient aussi à se confronter aux vrais problèmes intérieurs du Pakistan, ce que peu de personnalités politiques semblent prêtes à faire.

IV. Pour la paix et la coopération

Des deux côtés de la frontière, les partisans de la ligne dure face au frère ennemi regagnent donc du terrain. Car les fondamentalismes islamistes et hindous entretiennent des rapports paradoxaux : tout en se considérant mutuellement comme des ennemis radicaux, ils sont nécessaires l’un à l’autre, se nourrissant de leur radicalisme respectif pour asseoir leur légitimité. Il s’agit donc pour les deux protagonistes engagés dans une relation de haine de se porter des coups terribles mais sans jamais s’éliminer totalement, sous peine de perdre leur raison d’être.

L’Inde et le Pakistan ne doivent pas laisser ces voix dominer la scène politique et médiatique. Car, à n’en pas douter, les populations de ces deux pays meurtris sont avant tout et dans leur grande majorité, avides de paix et de bien-être. Les résultats des élections locales, qui se sont tenues cette semaine dans cinq États de l’Inde et ont vu la victoire du Congrès dans trois d’entre eux avec son maintien pour la troisième fois consécutive dans la capitale Delhi, sont plutôt rassurants. Le parti nationaliste hindou BJP n’a pas réussi à mobiliser les électeurs sur le thème de la sécurité, du terrorisme et de la haine.

Ce possible avant-goût des élections législatives nationales semble indiquer que les Indiens se préoccupent surtout des questions locales, économiques et sociales, et votent en fonction de la gestion des responsables locaux. Le terrorisme, voire même la crise économique, sont perçus comme résultant de facteurs extérieurs dont le Gouvernement actuel ne peut être rendu responsable. S’il est sanctionné, ce sera davantage pour ses choix d’orientation en matière de politique de développement.

Ne nous laissons donc pas aveugler par les images et les sons guerriers que les détenteurs du pouvoir politico-médiatique tentent d’imposer, avec semble-t-il un certain succès, en particulier chez les classes moyennes et aisées urbaines, et qui présentent la guerre comme l’unique solution au terrorisme, niant par là même la complexité des causes qui le sous-tendent et sur lesquelles il est urgent d’agir, ainsi que les ramifications internationales qui le soutiennent.

Il est aujourd’hui du devoir des dirigeants modérés en place, pakistanais et indiens, tous élus démocratiquement et a priori favorables à un règlement pacifique des tensions ainsi qu’à une coopération dans la lutte contre les activités terroristes, de continuer à travailler ensemble pour faire échec au projet des organisations terroristes de déstabiliser la région et saboter le processus de paix indo-pakistanais, faisant ainsi le lit des extrémismes dans les deux pays.


[1] Praveen Swami, "A Journey into the Lashkar", The Hindu, Dec 02, 2008

[2] Inde-Pakistan, un demi-siècle d’affrontements, dossier de la Documentation française, mars 2007

[3] ‘It is too little, too late’, The Hindu, Dec 01, 2008

[4] "Flush out ’mini Pakistans’ mushrooming in country : Samana", The Hindu, Dec 03, 2008



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