Le communalisme politico-religieux en Inde Les récents attentats de Jaipur, perpétrés le 13 mai 2008 dans les ruelles commerçantes de la vieille cité fortifiée et attribués d’emblée par les medias à des mouvements fondamentalistes d’obédience musulmane, sont pour nous l’occasion de faire le point sur la cohabitation des différentes communautés religieuses en Inde, dont l’harmonie est régulièrement menacée de part et d’autres par les extrêmismes politico-économico-religieux. L’Inde, terre du sacréRappelons que l’Inde se caractérise par la présence sur son territoire de pratiquants d‘une diversité inégalée de religions. L’hindouisme, dont les origines remontent à 3000 avant J.C. et qui est originaire du sous-continent indien où il s’est développé et transformé au fil des siècles, est de loin la religion dominante du pays : 82% de sa population s’y reconnaît. Mais avec plus de 140 millions d’adeptes de l’Islam (12% de la population), l’Inde est aussi le deuxième pays musulman du monde, après l’Indonésie, et à égalité avec le Pakistan. Les 6 % restant, qui concernent tout de même, dans ce pays de plus d’un milliard d’habitants, 60 millions de personnes, se partagent entre une myriade de religions, dont plusieurs nées dans cette région du monde. Chrétiens (2,3 %), sikhs (2,1%), bouddhistes (1%), jaïns (0,6 %), juifs, parsis et animistes s’emploient à perpétuer leurs croyances, pensées et traditions sur la terre indienne. Cette extraordinaire richesse témoigne de ce que l’Inde, en dépit des invasions et conflits qui ont jalonné son histoire sans guère épargner aucune religion, a également été plus d’une fois terre d’asile pour des communautés persécutées. C’est ici que les parsis, adeptes du zoroastrisme (première religion monothéiste connue) fuyant les invasions arabes et l’imposition de l’Islam en Perse, ont trouvé refuge au premier millénaire après J.C. C’est aussi sans doute le seul pays au monde à accueillir sur son territoire, depuis près de 50 ans, un peuple et son gouvernement en exil : les Tibétains bouddhistes (100.000 réfugiés). C’est enfin une terre d’accueil pour des expériences internationales originales et utopiques, telles qu’Auroville près de Pondichéry. Cela ne va certes pas sans heurts ni résistances mais les faits sont là : l’Inde est le seul pays au monde à voir coexister et vivre autant de religions. A Bombay, ville symbole de cette multiplicité (mais aussi des tensions qu’elle peut entraîner), ce foisonnement s’incarne visuellement avec force : dans l’espace, où alternent temples hindous, mosquées, cathédrales, synagogues, temples parsis ; dans les habitudes alimentaires, les restaurants « pure-veg » destinés aux hindous de haute caste végétariens jouxtant les restaurants « non-veg » souvent tenus par des musulmans ; dans les tenues vestimentaires, du turban sikh aux tchador et bonnet musulmans en passant par la robe safran des moines hindous ; dans les comportements, quand, dans le train, la catholique égrène son chapelet auprès de l’hindoue psalmodiant des versets sanskrits tandis qu’au-dehors, le temps semble s’être arrêté pour le petit vendeur musulman recueilli dans sa prière... Tentative d’éclairage sur les tensions communautairesDès sa naissance, le 15 août 1947, l’Inde a dû gérer politiquement la diversité des groupes religieux présents sur son territoire, invariablement instrumentalisés par les partis politiques (l’appel au sentiment identitaire religieux y étant l‘un des plus efficaces en terme de mobilisation politique). Issue du déchirement sanglant de l’Empire britannique et toujours en butte avec le conflit militaire interminable au Cachemire (région frontalière du Pakistan, majoritairement musulmane mais que les aléas de l’Histoire ont rattaché à l’Inde), l’Union indienne a officiellement fait le choix du sécularisme, contrairement à son frère du Pakistan, « pays des purs » créé au nom de l’Islam proclamé religion d’Etat. En vertu du sécularisme, l’Etat indien ne représente aucune religion particulière mais doit protéger et reconnaître à égalité toutes les religions. Cela ne signifie pas la neutralité puisque, à titre d’exemple, l’Etat peut financer des écoles religieuses et appliquer un droit privé (mariage et succession) différent en fonction de l’appartenance religieuse. Pourtant l’histoire de l’Inde indépendante est marquée par de nombreuses tensions impliquant les diverses communautés religieuses. Deux formes de violence « religieuse » ressurgissent à intervalles réguliers : les émeutes inter-communautaires, principalement entre hindous et musulmans, et les attentats, attribués généralement aux extrêmistes musulmans de diverses obédiences. Le plus souvent, les émeutes ne sont pas spontanées mais orchestrées par des individus ou organisations extrêmistes, instrumentalisant la religion à des fins électorales. Le point de départ est souvent une provocation : musulmans menant ostensiblement une vache, sacrée pour les hindous, à l’abattage, hindous perturbant la prière du vendredi. Au niveau local les émeutes peuvent aussi être la manifestation de conflits économiques, les musulmans étant très impliqués dans le petit commerce. Les événements les plus marquants des denières années ont été les émeutes de 1992 ayant entraîné la mort de 2000 personnes. Elles ont fait suite à la destruction totale, par les organisations extrêmistes hindous (Shiv Sena et Vishva Hindu Parishad) et avec le soutien du Bharatiya Janata Party (BJP, parti du peuple indien), d’une ancienne mosquée dans la ville d’Ayodhya, supposément construite sur les ruines d’un temple s’élevant autrefois sur le lieu de naissance de Rama (héros de l’épopée mythologique du Ramayana). Puis en 2002, l’Etat du Gujarat a été le théâtre de nouveaux massacres de musulmans par les extrêmistes hindous, faisant égalemet plus de 2000 morts, et commis avec le soutien avéré des autorités du BJP, impunies jusqu’à présent. Ces événements sanglants, bien que perpétrés par les orthodoxes hindoux, ont aussi montré à quel point la position du Gouvernement central, quelque soit le parti au pouvoir, est ambiguë et encourage par sa passivité de tels drames. La question du terrorisme en Inde est, comme toujours, complexe et en constante évolution. Depuis la Partition en 1947, la question du Cachemire n’a eu de cesse d’être le point focal des tensions entre le Pakistan et l’Inde [1]. Dans les années 80 et 90, les attentats étaient généralement attribués aux divers mouvements de lutte pour un Cachemire indépendant (Jammu Kashmir Liberation Front) ou pour un rattachement de la totalité de la Province indienne au Cachemire pakistanais (Hizbul Mujahideen, créé par les services secrets pakistanais). D’autres organisations suivront qui rejoindront le Front Islamique International créé par Ossama ben Laden en 1998 et élargiront leur combat au-delà de la cause cachemirie : le Harkat-ul-Mujahideen (HUM), le Harkat-ul-Jihad-al-islami (HUJI), le Lashkar-e-Toiba (LET), l’Al Badr et le Jaish-e-Mohammad (JEM). Ces organisations, plus ou moins liées à la mouvance et au discours d’Al Qayda, seront à l’origine d’attentats visant de plus en plus à tuer un maximum de civils. Suite à la lutte anti-terroriste déclenchée après les attentats du 11 septembre 2001, le Pakistan a été sommé par les Etats-Unis de ne plus soutenir ces organisations. Certains groupes semblent s’être alors repliés au Bangladesh pour rejoindre le Harkat-ul-Jihad al-islami (HuJI) en lien avec le Students Islamic Movement of India (SIMI), mouvement étudiant islamiste interdit en Inde. Cette mouvance, que les autorités, relayées par les medias, suspectent d’être responsable d’attentats récents, a entraîné en Inde un vaste mouvement de rejet de la population immigrée bangladeshi, devenue le bouc-émissaire facilement identifié et stigmatisé alors même que la plupart sont présents depuis plusieurs décennies en Inde et en ont acquis la nationalité. Ces trois dernières années, les attentats dans les lieux de culte hindous ou musulmans et autres lieux publics (trains, marchés) ont fait plus de 400 morts et un millier de blessés. Perpétrés par les fondamentalistes hindous ou fruit de la lutte intestine que les orthodoxes wahhabites livrent à l’Islam indien, profondément marqué par le soufisme qui se caractérise à l’inverse par son ouverture à des pratiques hétérodoxes et mystiques, les attentats dans les lieux de culte musulman ne sont pas rares. Les orthodoxes sont aussi soupçonnés d’être à l’origine de l’attentat du train de l’amitié (Samjhauta Express) reliant Delhi en Inde à Lahore au Pakistan afin de mettre en péril la reprise du dialogue indo-pakistanais. En réalité, personne ne possède d’informations fiables sur cette nébuleuse de groupes susceptibles de commettre des attentats au nom de telle ou telle cause, ni sur le degré de coordination entre les différents mouvements. Les services de renseignements indiens sont régulièrement critiqués par la presse pour leur incapacité à identifier les auteurs des attentats en raison, entre autres, de l’absence de collaboration entre les divers niveaux administratifs : ceux de l’Etat central et ceux des Etats fédérés, en particulier lorsque le Gouvernement d’Etat est dirigé par des partis opposés au Centre. Enfin, les fondamentalistes hindous ont trouvé, outre les musulmans, un nouveau champ de bataille, où les assassinats ne sont pas exclus : la petite communauté chrétienne accusée de convertir de force, à coup d’incitations financières, des milliers d’Indiens, appartenant notamment aux castes les plus basses ou aux populations tribales. Le même reproche est d’ailleurs fait aux bouddhistes. Ainsi, dans les Etats du Rajasthan, du Chattisgarh, du Madhya Pradesh et dernièrement du Gujarat, gouvernés par le parti nationaliste hindou BJP, des lois « anti-conversion » interdisent désormais, « au nom de la liberté religieuse » (sic), la conversion forcée ! Toute personne désireuse de se convertir doit en informer le District Magistrate qui la soumettra à un interrogatoire concernant son statut social et ses motivations, de même que tout prêtre voulant convertir quelqu’un doit d’abord obtenir l’autorisation du DM. Tolérance religieuse et politique indienne : un mariage difficileOn observe ainsi que l’activisme musulman, dans un pays majoritairement hindou, s’exprime davantage par les attentats tandis que l’activisme hindou se manifeste par l’organisation de représailles, attaques personnelles ou massacres de grande ampleur. Forts du soutien de certains partis politiques (BJP) ou de l’inertie de certains autres (Congrès), les extrêmistes hindous ont trop souvent la main libre. En revanche, il est heureusement rare que les attentats, aussi meurtriers soient-ils, déclenchent des émeutes inter-communautaires. A chaque attentat, les hommes et femmes politiques au pouvoir rappellent systématiquement que l’objectif des terroristes est la discorde civile, et d’affirmer que le peuple indien ne cèdera pas aux sentiments de haine. En fait, depuis la création de l’Inde, le pouvoir politique tente, avec plus ou moins de bonheur, de naviguer entre les différentes tendances et communautés religieuses, afin de ne heurter ni les sentiments des uns ni la susceptibilité des autres. Cela explique peut être la paix relative observée au niveau national, en dehors des crises récurrentes, mais cela passe aussi par des décisions incompréhensibles et des atteintes inacceptables aux droits de l’Homme. L’une des plus récentes a été le refus d’accorder l’asile politique à l’écrivain bangladeshi Taslima Nasreen, menacée par une fatwa dans son pays d’origine depuis 1994, pour blasphème. L’Inde, sous la pression des extrêmistes musulmans multipliant les attaques contre T. Nasreen et menaçant de l’assassiner, lui a refusé la nationalité indienne et, après l’avoir enfermée, « pour raison de sécurité », dans un lieu inconnu pendant plusieurs mois, l’a finalement contrainte à quitter ce pays où, d’après ses propres mots, elle avait trouvé une seconde patrie. Ainsi, malgré l’engagement de citoyens [2] , d’intellectuels ou de journalistes [3] en faveur de la défense du sécularisme et contre le communalisme, les politiques indiens autres que les fondamentalistes hindous restent relativement « prudents » et silencieux sur la question, par crainte de s’aliéner politiquement une partie de la population indienne, particulièrement sensible à cette dimension essentielle de son identité. Aujourd’hui, les principaux instigateurs des violences communautaires, à savoir les groupes et partis politico-religieux, ont donc malheureusement plus largement pignon sur rue que les défenseurs de la coexistence harmonieuse des courants religieux dans toute leur diversité. Et rien n’indique qu’un retournement de tendance majeur soit à l’ordre du jour. [1] cf. B. Raman, Terrorisme au Jammu et Cachemire, La Revue de l’Inde, n°7, avril-juin 2007 [2] cf. l’organisation Sabrang qui publie la revue Communalism Combat [3] cf. l’hebdomadaire Tehelka et le périodique Frontline |
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