Dans les Alpes, les saisonniers pourraient bien rendre leur tablier

Par Adélaïde de Valence (texte, graphiques et sons) et Amandine Ban (photographies)

Dans le Massif alpin, les saisonniers font face à l’épreuve de la crise sanitaire. Or, nombre d’entre eux ne touchent aucune aide gouvernementale. Peu au fait de leurs droits, ces travailleurs aux contrats précaires peinent à se mobiliser pour se faire entendre. 

« Payez ou laissez-nous travailler ! »

- Mot d'ordre de la mobilisation

Le jour se lève sur une vingtaine de passagers somnolents. La radio du bus, affrété par Force ouvrière (FO), répète dans un grésillement continu : «Nous vous invitons à la prudence en ce lundi 1er février. Un blocage autoroutier du tunnel du Fréjus est actuellement en cours au niveau de l’autoroute A43 de la Maurienne».

 

Une jeune femme en tenue de ski circule dans l’allée sombre, un paquet de feuilles A4 sous le bras.  «Tout le monde a bien son attestation ? Parce que je vous préviens, la Savoie est déjà sur place et me fait savoir qu’on a un comité d’accueil à l’arrivée.» Le comité d’accueil en question, se sont 140 gendarmes postés aux alentours du Tunnel reliant la France à l’Italie. Priscilla Marini, déléguée syndicale FO, n’a pas hésité à se lever à 4 heures du matin pour faire les 236 kilomètres qui séparent Morzine de Modane. C’est ici qu’une centaine de professionnels de la montagne de la Savoie, de la Haute-Savoie et de l’Isère se sont donné rendez-vous pour dénoncer la précarisation des saisonniers, avec un seul mot d’ordre : «Payez ou laissez-nous travailler !»

Mobilisation Force ouvrière au Tunnel de Fréjus, le 1er février 2021. AMANDINE BAN

Une saison noire

Sur l’autoroute qui s’engouffre dans le tunnel du Fréjus, des dizaines de camions sont à l’arrêt, bloqués par un petit barrage compact de manifestants. Alors que l’Internationale s’échappe de grosses enceintes sous une pluie de gros flocons, Sylvain, 32 ans et les yeux bleus pétillants, explique : «Tout ça est un peu nouveau pour moi, c’est la première fois que je manifeste.» Non syndiqué, comme la majorité des présents, il affirme : «Dommage qu’il n’y ait pas plus de monde, c’est l’un des seuls moyens de se faire entendre avec l’état d’urgence.»

 

Si la colère gronde chez les montagnards, d’habitude plutôt discrets, c’est que dans un contexte incertain de crise sanitaire, de nombreuses entreprises n’ont pas embauché. Selon Eric Becker, secrétaire fédéral FO et représentant pour la confédération des saisonniers, «en montagne, ce sont entre 60 % et 70 % des saisonniers du secteur de l’hôtellerie-restauration qui se retrouvent sans contrat, sans chômage partiel et sans perspective d’embauche». À lui seul, il aurait recueilli plus de 1 000 témoignages de travailleurs saisonniers, «passés entre les mailles du filet» des aides gouvernementales. Pour eux, contraints de changer de métier, en fin de droit aux allocations chômage ou nouvellement dépendants de minima sociaux, la saison ne s’annonce pas blanche mais noire. Et même pour ce syndiqué de la première heure il semble «difficile de résister au rouleau compresseur de l’État».

«Difficile de résister au rouleau compresseur
de l’État»

-Eric Becker, de Force ouvière

 En France, on estime le nombre d’emplois saisonniers, caractérisés par une durée limitée et une récurrence d’année en année, entre 500 000 et 800 000. En montagne, la saison d’hiver dure entre 4 et 5 mois, de décembre à avril, et peut représenter plus de 70% du chiffre d’affaire des entreprises de l’hôtellerie-restauration. Un secteur qui fait appel à 100 000 saisonniers en hiver et qui peuvent représenter jusqu’à 80 % de leurs effectifs. Les contrats en CDD saisonniers ne donnent pas droit à la prime de précarité et sont rarement reconduits.

Ignorant leurs droits, très peu syndiqués, les saisonniers sont souvent livrés à eux-mêmes. Pourtant, depuis la loi travail de 2017, tous bénéficient d’un droit à la reconduction de leurs contrats, obligatoire après deux saisons consécutives dans le même établissement, dès lors que l’employeur dispose d’un poste à pourvoir. «Dans la pratique, ils ne le font pas. Mais quel est le saisonnier qui va prendre un avocat pour aller attaquer son employeur aux prud’hommes ?», s’interroge Eric Becker.

Dans certains secteurs, qui font office d’exception, les contrats sont reconduits tacitement d’année en année, et ce dès la première saison concluante. C’est le cas dans les entreprises de remontées mécaniques. Sylvain, saisonnier pour une entreprise de remontées mécaniques, réalise la chance qu’il a : «Par rapport à beaucoup d’autres, on est à l’abri. Ça nous donne une stabilité et la sécurité de retrouver nos emplois, année après année.»

 

Ce désir de stabilité peut en étonner certains, bercés par les clichés du saisonnier vagabond. Selon Eric Becker, «les gens imaginent souvent les saisonniers vivant en marge de la société, travaillant trois mois dans l’année et profitant le reste du temps du soleil de Thaïlande aux frais du Pôle emploi.»  Pour cet ancien saisonnier, la réalité est tout autre : «Les dérives existent, mais beaucoup de saisonniers sont sédentaires, reviennent majoritairement tous les ans pour travailler, et ne comptent pas les heures. Ils sont tout simplement nécessaires à l’existence du tourisme en France.»

 

En Haute-Savoie, le tourisme génère plus de 4  milliards d’euros, soit 20% de la richesse touristique de la région Auvergne Rhône Alpes. Des revenus produits en grande partie grâce aux 50 stations de skis du département. Nombreuses d’entres-elles ont vu le jour grâce au  « plan neige » des années 70, visant à ralentir la désertification des zones de montagne.  C’est le cas d’Avoriaz, qui se situe au coeur du domaine skiable des Portes du Soleil. Il compte 4 stations suisses, où ronronnent, narquoises, les remontées mécaniques. Côté, français, tout est silence. 

«Les gens imaginent souvent les saisonniers vivant en marge de la société»

- Eric Becker, de Force ouvrière

Mobilisation ardue

Priscilla Marini est conductrice de téléphérique saisonnière à Avoriaz, en Haute-Savoie, depuis plus de dix ans. À 36 ans, elle n’a jamais quitté sa région natale. Cette station, elle la connaît mieux que personne. «Mes parents sont arrivés ici en 1982, la station n’était pas encore tout à fait construite. Mon terrain de jeu était ces grands immeubles et la montagne tout autour». Son employeur, la Société d’exploitation des remontées mécaniques de Morzine Avoriaz (Serma), estime que 70 % de ses employés sont installés de manière permanente dans la région.

Si elle milite en tant que déléguée syndicale FO depuis maintenant deux ans,  il lui en aura fallu trois pour qu’elle accepte ce rôle, qui n’était «pas vraiment une vocation».  C’est face au risque que faisait peser la réforme du chômage sur la viabilité des contrats saisonniers qu’elle a fini par endosser la veste rouge au logo blanc qu’elle n’imagine plus quitter aujourd’hui : «On pousse vers la précarité des métiers qualifiés qui n’existent qu’en saison. Avec cette réforme c’est la mort de nos emplois.»

 

Mais les saisonniers sont très peu syndiqués et la mobilisation est ardue. La jeune déléguée syndicale le reconnaît : «Ça fait deux ans que je vais en manifestation quasiment seule. Parfois mon frère, ma sœur, un collègue ou mon conjoint m’accompagnent.» Mais le 1er février, onze employés de la Serma ont eux aussi répondu à l’appel. Optimiste, Priscilla se réjouit : «C’est la première fois que j’arrive à mobiliser autant de monde.» Mais pour l’instant, assise sur le seul siège de téléphérique accessible de la station – une antiquité en skaï orange planté au milieu de la terrasse d’un café – elle savoure un verre de vin chaud, perchée à 1800 mètres d’altitude.

«On pousse vers la précarité des métiers qualifiés qui n’existent qu’en saison»

- Priscilla Marini de Force ouvrière

Dernier dimanche du mois de janvier, la station moderniste d’Avoriaz tourne au ralenti. AMANDINE BAN

Un avenir plutôt gris

«On est dans le doute, tout est flou»

- Florian, saisonnier

A quelques mètres de là, au pied des grands immeubles aux façades en travaillons, ces tuiles en bois de cèdre rouge typiques d’Avoriaz, Audrey s’émerveille : «Je n’avais encore jamais mis les pieds dans cette station, c’est quand même impressionnant.» La boulangerie qui devait l’y accueillir comme employée saisonnière a gardé le rideau baissé. Elle n’a jamais rencontré les gérants, qui lui ont fait un contrat malgré tout. Au chômage partiel, la jeune Bretonne de 20 ans oscille entre gratitude et déception : «J’espérais vraiment qu’ils rouvrent mais la terrasse n’est même pas déneigée.» Un  secret espoir qui l’avait convaincue de rester dans la région, «au-cas-où».

 

C’est aux Carroz d’Arâches, 45 kilomètres plus au sud, qu’elle a posé ses bagages. Florian, son beau-frère, y est skiman, c’est-à-dire vendeur en matériel de ski, depuis quatre ans. Embauché en contrat saisonnier et au chômage partiel lui aussi, il ne cache pas son énervement : «On est dans le doute, tout est flou. Si le gouvernement avait annoncé que rien ne rouvrirait, ça aurait grogné c’est sur, mais ça nous aurait permis de trouver un contrat stable ailleurs.» Car ici comme ailleurs, si la neige était au rendez-vous, la «Place de l’Ambiance», d’habitude très animée, est restée entièrement vide. Un grand sapin y brille en silence pour des touristes aux abonnés absents. Alors plutôt que de manifester, Audrey envisage d’arrêter les saisons. 

À Avoriaz, Audrey comprend que la boulangerie qui l'embauche ne rouvrira pas.
Aux Carroz d'Arâches, Sabrina attend que la saison finisse.

Sur les sept restaurants que compte le village, seuls trois sont «entrouverts» et proposent de la vente à emporter. Au Baratin, Sabrina est venue boire un jus pomme chaud relevé d’une pointe d’eau de vie de poire, spécialité de la maison. La Canadienne de 37 ans, frange verte et bonnet multicolore, devait faire sa toute première saison comme serveuse dans un restaurant d’altitude. «J’avais prévu que la saison commence plus tard, mais la situation est bien pire que tous les scénarios que j’avais pu anticiper.» Avec une simple promesse d’embauche reçue par texto, elle n’est éligible à aucune aide. Mais ayant la chance d’avoir un emploi qui l’attend ailleurs à la fin de la saison, elle ne se sent pas légitime et laisse à d’autres le soin de se battre. «Je ne connais personne ici, ce n’est pas facile de rencontrer des gens avec le couvre-feu.» En attendant, elle observe attendrie les oiseaux qui picorent les graines qu’elle à laissées sur un coin de son balcon. 

Dans la station voisine, Laulau, 23 ans, a du mal à réaliser la précarité de sa situation.  Pourtant, la jeune femme aux traits encore enfantins est formelle : «Dans 10 jours, mes droits au chômage s’arrêtent. Je ne sais pas comment je vais payer mon loyer.» Et si, depuis fin novembre, le gouvernement a promis une aide de neuf-cent euros mensuels aux saisonniers dans son cas, elle n’a aucune idée de comment la demander : «Je ne sais même pas si je suis éligible, ma conseillère Pôle emploi ne m’en pas parlé.» Rabattant sur son nez ses lunettes de soleil aux verres bleutés, elle conclut :  «Pour l’instant, à part retourner chez mes parents, je ne vois pas trop quoi faire. Mais je ne l’envisage absolument pas.»  Un avenir plutôt gris, à l’image du béton des immeubles modernistes de Flaine, l’une des stations les plus enneigées de France.

«Dans 10 jours, mes droits
au chômage s'arrêtent»

- Laulau, saisonnière

À Flaine, Laulau envisage difficilement le futur. AMANDINE BAN

C’est sans compter sur Paillette, emmitouflée dans un gros pull jaune poussin. Du revers de la main, elle chasse le brouillard.  «De toute façon Flaine tu adores ou tu déteste», s’amuse-t-elle dans les couloirs vides d’une résidence hôtelière de la station. Cette ancienne cadre de l’industrie pharmaceutique y revient tous les ans depuis 2016 comme cheffe cuisinière. Dans sa chambre avec vue imprenable sur les tire-fesses à l’arrêt, l’ambiance est chaleureuse. Laulau, Pailette et « Rima la Ouf » échangent de longue accolades. Le virus ? «On est au grand air, on s’en fiche !»  En janvier, les trois amies ont fait une séance photo anti-morosité. En sous-vêtements dans la neige, Paillette pose fièrement, dans l’attente de jours meilleurs. Mais pour le moment, aucune d’entre elles ne sait vraiment combien elle toucheront à la fin de la saison. «On essaye de résister comme on peut. On s’entraide beaucoup, on se voit, on fait la fête.»

 

Des solutions bout de ficelle

«Ils vont s’en remettre, se sont des oiseaux voyageurs»

- Un restaurateur en station

Pour les entreprises, embaucher dans un contexte incertain, même avec le dispositif du chômage partiel, exige confiance et solide trésorerie. En décembre, la Serma a dû avancer les salaires de ses 340 employés, dont 280 saisonniers. Des avances que toutes ne sont pas disposées à consentir, notamment les petites structures, et ce malgré les appels répétés du gouvernement à embaucher.

 

Patrick (le prénom a été changé), gérant d’un établissement de 90 couverts en station, réalise entre trois et cinq ventes à emporter par jour. Il n’a engagé qu’un seul de ses saisonniers sur les huit initialement prévus. «Le gouvernement me demande de prendre en charge son incompétence alors que je suis en train de crever. J’ai même éteins les frigos et le chauffage pour économiser quelques euros.  Si on nous avait dit qu’on ouvrirait pas on se serait rebellés, c’est sûr. Mais là je me bats pour survivre.» Les saisonniers, eux, sont le cadet de ses soucis : «Ils vont s’en remettre, se sont des oiseaux voyageurs, des balles de ping-pong qui savent rebondir dans n’importe quelle situation.»

 

Un cynisme loin d’être partagé par Manu,  installé à Flaine depuis trente ans et gérant du restaurant d’altitude La Pente à Jules. Le chalet, planté sur les pistes de ski vides et balayées par la neige a des airs de refuge. La porte est toujours ouverte à qui la pousse,  mais, ici, pas de vente à emporter : les fourneaux n’ont pas été rallumés depuis l’été. Sur les 20 saisonniers habituels, Manu en a gardé trois. «Les embaucher tous était complètement irréaliste. On ne savait pas du tout si le chômage partiel allait continuer après la fin du mois de décembre.» Certains ont été employés ailleurs. Pour les autres, il trouve des solutions «pour garder le lien» et veiller à ce que personne ne soit laissé sur le carreau. «Une fois par mois, je fais un grand repas avec ceux qui sont encore là. Et j’en loge quelque-uns gratuitement. » Des solutions bout de ficelle malheureusement loin d’être suffisantes.

 

Priscilla Marini a choisi de se battre mais reconnaît que «beaucoup se rendent compte que le système saisonnier n’est plus viable». Force est de constater que la lutte ne séduit pas et que les saisonniers n’ont pas vraiment envie d’élever la voix. «Honnêtement, tout le monde réfléchit à rester dans son coin et à prendre un contrat permanent», assure Audrey. La flexibilité a un coût et les saisonniers semblent ne plus vouloir l’assumer seuls, quitte à rendre leur tablier.

Photo d’ouverture : « Rima la Ouf » surplombant la station de Flaine. AMANDINE BAN