Restaurateurs,
ouvrir pour
ne pas mourir

Par Lauriane Roger-Li (texte, sons et vidéos) et Fabrice Tellier (photos)

En un an d’épidémie, les restaurants français ont cumulé plus de six mois de fermeture, au point que 90% d’entre eux n’auraient plus aucune activité aujourd’hui. Pourtant, une minorité n’a pas baissé le rideau. Alors que les ouvertures clandestines se font de plus en plus rares, la vente à emporter séduit, sans toutefois s’avérer rentable. Parmi les solutions émergentes, la création de « dark kitchens » dédiées à la livraison à domicile. Un choix fort, qui dessine peut-être la restauration de demain.

Ténacité et patience. Il en a fallu beaucoup de patience pour débusquer ce restaurant clandestin dissimulé dans une ruelle du XIVe arrondissement de Paris. Inutile d’espérer dîner dans ce genre d’endroit sans être parrainé.Derrière la porte dérobée, un escalier mal éclairé mène à une cave où festoient une vingtaine d’initiés. L’espace enfumé vibre au son de la musique électronique et des éclats de rire des clients. Exiguë, la pièce est flanquée d’un baby-foot, d’un comptoir et de quelques tables en bois dressées le long des murs. Bienvenue dans le monde d’avant, sans masque ni geste barrière.

Matthieu*, âgé de la trentaine, bras droit tatoué, prend les commandes, agite un shaker à cocktails derrière le bar, va et vient entre la cuisine et la salle aménagée. « Cinq bières, deux Cuba libre, trois caïpi. Je vous apporte ça tout de suite », lance le restaurateur à une grande tablée. Une partie des clients se connaissent bien. Accoudés au zinc, ils plaisantent bruyamment à coup de tapes amicales. De l’autre côté, un prince de la nuit parisienne a réservé pour dix de ses amis. Les invités arrivent au compte-goutte, l’une coiffée de tresses orange fluo, un autre au look décontracté, cheveux jusqu’aux épaules. Voici l’univers des « clandés », ces adresses qu’on se passe de bouche-à-oreille et qui se font rares à cause du renforcement des contrôles de police. « Il faut être très discret pour ne pas se faire repérer », souffle Matthieu.

Paris, XIVe arrondissement, le soir du 03 février 2021. Le service bat son plein dans la cave réaménagée d’un clandé.Les clients s’encanaillent, ignorant les gestes barrières.

Depuis le décret du jeudi 29 octobre 2020, les restaurants n’accueillent plus de public, une mesure décrétée dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. 90% d’entre eux n’auraient plus aucune activité selon Laurent Fréchet, président de la branche restauration du Groupement National des Indépendants Hôtellerie et Restauration (GNI). L’épreuve est rude et certains ne souhaitent pas demeurer inactifs. Leurs motivations sont d’ordre économique – ne pas dépendre des aides de l’État – et psychologique – garder une activité et le contact avec les collègues et les clients. Mais la plupart des restaurants ne sombre pas dans l’illégalité pour autant. Corporation majoritairement composée d’indépendants, les restaurateurs évitent d’être marginalisés. Ils préfèrent donc les solutions légales pour survivre en ces temps difficiles. Des expériences ont ainsi été tentées depuis un an, comme la vente à emporter, la participation à des marchés et, dernièrement, le recours aux « dark kitchens », ces cuisines sans salle, dédiées à la livraison. Tour d’horizon de ces commerces « non essentiels », qui ont choisi de rester ouverts coûte que coûte.

Les restos clandés,
une poignée d’irréductibles

Pour les seules journées du 28 et 29 janvier, 24 restaurants ouverts malgré les restrictions ont été sanctionnés à Paris d’après la préfecture de police. « Nous avons fermé par peur des contrôles », explique la patronne d’un bistrot situé dans le XVIIe arrondissement de Paris. La plupart des autres établissements clandestins sont rentrés dans le rang. Sauf une poignée d’irréductibles. Les derniers « clandés » font figure de survivants. 

« Ça me manque vraiment de rencontrer des gens que je ne connais pas, de sortir de mon cercle d’amis. Ici c’est possible »

Bastien*, un client du clandé

Matthieu, le patron tatoué, campe sur ses positions. « On a fait une réunion avec l’équipe et on s’est dit qu’on ne pouvait pas continuer comme ça, psychologiquement. J’ai commencé à rouvrir début décembre. Ça me fait beaucoup de bien de voir du monde, de travailler. » De plus, cela répond à une réelle demande de ses clients transgressifs. « Au premier confinement j’ai vraiment respecté les règles, j’avais peur », se souvient Sandra*, une habituée. Mais l’envie de faire la fête a repris le dessus. « Avec les amis, on a commencé à boire des coups dans une épicerie de quartier, à faire des soirées les uns chez les autres, mais c’est quand même plus sympa de se retrouver ici », lâche la quadra. Bastien*, un autre client du « clandé » est musicien. « Ça me manque vraiment de rencontrer des gens que je ne connais pas, de sortir de mon cercle d’amis. Ici c’est possible. » Il est plus de 22h, le repas est servi : réductions de bœuf accompagnée de galettes d’oignons, volaille braisée, crème brûlée à la pomme et au thym… 

Une formule entrée, plat, dessert qui ne dépasse pas 25€. Mais l’addition peut s’avérer beaucoup plus salée pour les « clandés ». Ils encourent une fermeture administrative de deux mois, la suspension du fonds de solidarité pendant un mois, une amende pouvant aller jusqu’à 15 000 € et une peine de prison d’un an pour mise en danger de la vie d’autrui.   

Ouvrir malgré les interdictions, c’est ce qu’aurait souhaité Stéphane Turillon, un restaurateur du Doubs, qui avait appelé ses confrères à opérer un service de midi le 1er février. Mais son initiative n’a pas emporté l’adhésion de la profession. A midi le 1er février, pour les clients aspirants à la rébellion, il était impossible de s’attabler dans la capitale. Et même Stéphane Turillon, sous la pression des gendarmes, a finalement abandonné l’idée d’ouvrir, offrant à toutes les personnes qui étaient venues le soutenir un repas à emporter. Du côté de Nice, le restaurateur Christophe Wilson, n’avait pas attendu le 1er février. Le 27 janvier à midi, en signe de désobéissance civile, il avait ouvert son établissement, faisant fi des gestes barrières. Des pratiques jugées « irresponsables et stupides » par Jean Terlon, vice-président de l’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie (UMIH) pour le secteur de la restauration.

Se renouveler avec la vente à emporter

« Les clandés prennent des risques pour rien et ce n’est pas l’image que nous voulons donner de notre métier », s’énerve Mr Laouadi, gérant du restaurant À la bonne bière, dans le XIe arrondissement de Paris. Sa brasserie rue du Faubourg du Temple propose des plats simples à emporter : salades, couscous, etc. Il assure tout sourire : « Cela me fait vraiment plaisir de retrouver mes clients. » Pour ce restaurateur, l’enjeu est aussi d’entretenir le lieu, faire marcher les cuisines et d’éviter le vandalisme. Quelques rues plus loin, Mathilde Boitel, à la tête du restaurant Le Myrobolant pratique la restauration à emporter depuis le mois de novembre. « On s’est préparés avant le 2e confinement pour faire une vraie carte dédiée à la vente à emporter. Cela prend du temps si on veut faire les choses bien ». Mais financièrement, ça pêche. « On est contents si on fait un chiffre d’affaires de 500 € par jour, alors qu’en temps normal c’est plutôt 1500 €. Toutefois ça permet de survivre en rajoutant les aides du gouvernement », explique-t-elle

Paris, XIe arrondissement, le 03 février 2021. Le restaurant Le Myrobolant propose des plats à emporter depuis novembre 2020.

Mais pour beaucoup, la vente à emporter n’est pas rentable. C’est toutefois la conclusion de Laurent Fréchet, un des responsables du GNI et gérant de plusieurs restaurants à Paris . « C’est un exercice qui se prête mal à la restauration traditionnelle », précise-t-il. Ayant peiné à trouver son public, il a finalement décidé, au bout d’un mois d’essai, d’arrêter la vente à emporter. Jean Terlon n’est pas de cet avis. Pour le vice-président de l’UMIH, « la vente à emporter c’est la première chose à faire. Ça permet de garder un rythme professionnel, le plaisir de faire la cuisine et de renouer le contact avec les clients ». « C’est vraiment important de créer des choses et d’avoir une utilité », confirme Mathilde Boitel.

« La vente à emporter permet de garder un rythme professionnel, le plaisir de faire la cuisine et de renouer le contact avec les clients »

Jean Terlon, UMIH

C’est un dimanche pluvieux et froid près du Forum des Halles (Paris 1er). Louis Dubresson, gérant du Café Etienne, est debout depuis 4h30 du matin. Il garde le sourire sous son masque ethnique. « On a eu envie de participer pour augmenter notre visibilité. Cela nous permet d’apprendre à faire de nouvelles choses et de développer nos compétences », explique-t-il. Depuis un mois, il vient ici une fois par semaine avec deux collègues pour « seulement 300 à 500 € de chiffre d’affaire par jour ». 

Comme Louis Dubresson, certains restaurateurs ont choisi d’investir les marchés. L’initiative « Place aux restos » lancée en décembre 2020 par le géant de la vente en gros Métro et les syndicats de restauration, en coopération avec les mairies, permet aux restaurateurs de louer un stand sur un marché pour proposer leurs produits aux clients. Mitoyen du Café Étienne, le stand du restaurant Damigiana, appâte le chaland. « Il fait froid ici mais c’est convivial ! », s’exclame Ivan avec un accent chantant. Son responsable, Guido Fermi, affirme avoir été contacté par la mairie pour participer au marché Saint Honoré et à celui des Halles. Il y est présent 4 jours par semaine.

Paris, marché Saint-Eustache-Les Halles, le 11 février 2021. Le restaurant Damigiana occupe un stand depuis début janvier 2021.

Mais faire le marché n’est pas vraiment rentable non plus. « Psychologiquement, on avait envie de retravailler. Mais nous ne sommes pas très contents des retombées financières, on manque de moyen pour communiquer », lâche Guido Fermi. 

Les obstacles sont nombreux pour ces restaurateurs. Le premier est d’ordre logistique : il faut pouvoir transporter sa marchandise, et ne pas être trop éloigné du marché sur lequel on souhaite vendre ses produits. De plus, la motivation joue un rôle crucial pour inciter ses salariés à se lever aux aurores et préparer le stand. Autant de raisons pour lesquelles « Place aux restos » n’a pas remporté un franc succès comme le constate Laurent Fréchet (GNI). Cependant, l’initiative est en place depuis un peu plus d’un mois seulement et le délai est court pour juger du futur de cette opération.

 

 

Interview téléphonique de Laurent Fréchet (GNI) sur la vente à emporter, le 04 février 2021

La montée en puissance
des dark kitchens

« Une dark kitchen, on ne peut pas appeler ça un restaurant. On ne fait pas le même métier et puis ce type de production industrielle, ce n’est pas très glamour »

Laurent Fréchet, GNI

Un nombre croissant de professionnels sont tentés par la création d’une « dark kitchen », ou cuisine fantôme. Un concept venu des États-Unis, qui permet d’investir une cuisine, sans salle, pour se concentrer sur la production de plats dédiée à la livraison. En France, la première entreprise à créer sa dark kitchen est Taster, fondée en 2017 par Anton Soulier, ancien cadre de Deliveroo. Puis, c’est au tour de Dark Kitchen de voir le jour, initiée par Jean Valfort, propriétaire de plusieurs restaurants dans l’Hexagone. Les plateformes de livraison ne sont pas en reste. Deliveroo et Uber Eats ouvrent chacun leurs premières cuisines fantômes en 2018 pour y accueillir des restaurants souhaitant tenter l’aventure. Suite à des pertes conséquences, Uber décidera finalement d’arrêter l’expérience courant 2020. Début 2021, c’est la société Not So Dark qui réussit une levée de fonds de 20 millions d’euros pour implanter ses « dark kitchens » à travers toute l’Europe. Voilà pour la présentation du juteux marché des cuisines fantômes.

Ces success stories ont inspiré des restaurateurs à lancer leur « cloud » kitchen. Ils peuvent décider d’avoir leur propre local ou de rejoindre une cuisine partagée déjà existante. C’est le choix qu’on fait le chef étoilé Pierre Sang ou encore Celine Chung et Billie Pham, fondateurs de Bao Family, en investissant la cuisine fantôme de l’entreprise Deliveroo. Ces deux enseignes n’ont pas souhaité communiquer quant à ce partenariat. 

Ce genre d’initiatives ont encore mauvaise presse au sein de la profession qui ne comprend pas bien le modèle.  « Une dark kitchen, on ne peut pas appeler ça un restaurant, estime Laurent Fréchet. On ne fait pas le même métier et puis ce type de production industrielle, ce n’est pas très glamour.»

Paris, XVIIIe arrondissement, le 11 février 2021. La "dark kitchen", Küto, doit s'acquitter d'une commission de 25 à 30 % sur chaque livraison.
Paris, le 04 février 2021. Depuis le début de la pandémie, la livraison de plats préparés explose dans les grandes villes.

Michael Sanhes, autodidacte de 30 ans et propriétaire de deux restaurants à Paris a lancé sa nouvelle « dark kitchen » en novembre 2020 avec son acolyte, le chef David Coulomb. Dans un ancien garage du XVIIIe arrondissement de Paris, entièrement transformé et mis aux normes, ils élaborent leur nouvelle marque : Küto et proposent burgers, poke bowl et sushi haut de gamme. « J’aime sortir de ma zone de confort et explorer de nouvelles choses », dit Michael, les yeux brillants. 

Le but des deux associés ? Prouver que les plats en livraison peuvent être élaborés avec des produits de qualité. Michael Sahnes préfère d’ailleurs le concept de « light kitchen » en opposition à l’opacité du terme « dark kitchen ». « Les clients peuvent aussi venir retirer leurs produits directement ici, et voir la cuisine de leurs propres yeux. » 

Le fondateur de Küto affiche une progression de son chiffre d’affaire de 10 à 20% par mois. Créer une cuisine fantôme, c’est donc une façon d’être résilient face à la crise.

Paris, XVIIIe arrondissement, le 11 février 2021. Préparation de sushis dans la dark kitchen Küto.

Si le phénomène des dark kitchens a déjà trois ans, la pandémie lui a donné un sérieux coup d’accélérateur. Pour autant, cela ne signifie pas la fin de la restauration classique, qui attire un public en recherche de convivialité. « Les light kitchens et les restaurants physiques sont complémentaires, soutient Michael Sanhes. La montée en puissance des cuisines fantômes va permettre de faire le tri pour ne garder que la restauration de qualité. » Un avis que ne partage pas Laurent Fréchet, « A-t-on envie que demain la restauration devienne de l’agro-alimentaire ? »

 

*Les prénoms ont été modifiés