Pierre-Jean Roux s’est reconverti dans la cuisine et a lancé Di Fer Ran, un restaurant itinérant qu’il installe dans les villages des alentours d’Issou, dans les Yvelines. Avec son menu « entrée-plat-dessert » à 20 euros, il part au contact des habitants de communes désertées par les commerces pour faire renaître convivialité et dynamisme dans sa région.
Depuis octobre 2018, il tient son restaurant le temps d’un week-end dans de petites communes rurales du Vexin pour recréer du lien social avec une cuisine traditionnelle abordable. Pierre-Jean Roux s’est inventé en « restaurateur Di Fer Ran » à 50 ans, après avoir quitté en 2017 l’entreprise où il était responsable d’exploitation d’un site de production de matelas, à Mantes-la-Jolie, à la suite d’un désaccord avec le nouvel actionnaire. Avec Fred, sa salariée rencontrée à l’école Ferrandi Paris, où ils ont obtenu ensemble un CAP cuisine il y a quatre ans, il prépare, aujourd’hui, dans son « labo » attenant à sa maison d’Issou (Yvelines), les plats de son restaurant éphémère et des prestations de traiteur.
Pour Pierre-Jean Roux, la cuisine a toujours été une passion, une affaire de famille et d’amitié. Ses deux enfants ont été diplômés de l’école Ferrandi avant lui, mais c’est lui qui cuisine le soir à la maison le repas familial, véritable sas de décompression. Cet homme réservé au premier abord mais très affable, qui se définit comme hédoniste, a toujours beaucoup apprécié l’habitude, prise avec son association de rugby, de « partager une bonne table à la troisième mi-temps ». Quand il décide, après avoir quitté son travail, de ne pas reprendre un poste à responsabilités classique dans une entreprise, il choisit de transformer sa passion en métier et de l’exercer au cœur de la région qu’il habite depuis 1978. Di Fer Ran – en hommage à l’école Ferrandi – est un restaurant éphémère pas comme les autres, loin des implantations temporaires très urbaines et des « concepts » qui les caractérisent souvent.
Partager et mutualiser
« Je voulais prendre du plaisir, parce que c’est une seconde partie de vie professionnelle, et trouver un moyen pour que ce soit viable, explique le chef cuisinier. Je ne voulais pas prendre le risque de monter une affaire classique. Ici, en zone rurale, il n’est plus possible de s’installer, parce qu’il n’y a pas assez de volume et que les charges locatives sont trop élevées. » Or les salles communales disposent d’équipements de restauration quasi professionnels sous-utilisés : « Pourquoi ne pas mutualiser, partager ces biens existants, tout en apportant dans les villages une offre de restauration traditionnelle qui n’existe plus ou pas ? » Pierre-Jean Roux monte sa cuisine professionnelle chez lui, à Issou, faisant ainsi l’économie d’une salle de restaurant.
L’idée d’itinérance naît lors de son stage de CAP au restaurant Chez Casimir, rue de Belzunce, à Paris, auprès du chef Thierry Breton. Il y cuisine pour la carte, qui change tous les jours en semaine, et prépare aussi le brunch du week-end à partir du mercredi. « C’est avec cette mise en place du brunch en décalé qu’a mûri l’idée du restaurant éphémère : faire de la cuisine de restaurant simple avec une touche bistro, bien maîtrisée et pas trop technique, avec des préparations, des précuissons, comme il y en a partout, mais à 12 kilomètres de la salle de service. Il suffit de ne rien oublier quand on part avec la camionnette ! », assure-t-il en souriant. Dans les salles communales, il amène les plats à finaliser, mais aussi la décoration, les nappes à carreaux, la vaisselle… et parfois même un fourneau de cuisson ou un lave-vaisselle à roulettes, si le lieu est peu équipé.
Une ambiance familiale
Le restaurateur Di Fer Ran sillonne des villages dépourvus de commerces de bouche et de restauration, pour apporter aux habitants une offre qui n’existe plus à proximité sans risquer de faire concurrence à d’autres professionnels. « Le gros du projet concerne des villages de 400 à 1 500 habitants. L’objectif est que ce soient surtout les habitants de la commune qui viennent, précise-t-il, même s’il y a parfois aussi des gens de grandes villes proches qui sont attachés à la cuisine et découvrent ainsi des villages. »
En proposant son restaurant dans les salles communales, il veut permettre aux gens qui n’ont pas de véhicule ou qui se déplacent difficilement de venir au restaurant, aux personnes isolées de sortir, aux riverains de dîner en famille et aux voisins de se retrouver le temps d’un repas convivial. «Il y a une ambiance un peu atypique, très familiale. On pensait toucher une population de quinquas et de séniors, les gens qui ont l’habitude d’aller au restaurant, mais il y a un peu tous les âges, et aussi des jeunes. Les gens viennent pour le plaisir de découvrir quelque chose, de bons produits, du goût, des mélanges auxquels on ne va pas spontanément penser. On propose par exemple du chou-fleur sauté à cru avec du beurre et un peu d’ail en accompagnement de coquilles Saint-Jacques. Si on le servait dans les écoles, tous les enfants se mettraient à aimer le chou-fleur ! », assure le chef.
A la recherche du lien social
Depuis la tenue du premier restaurant éphémère à Jambville en octobre 2018, Di Fer Ran s’est implanté dans une douzaine de villages.
Le restaurant éphémère vise les villages à environ 12 kilomètres autour de son labo à Issou
L’objectif est d’atteindre la vitesse de croisière d’une prestation un week-end sur deux et de revenir une fois par an dans une commune. Mais le covid est passé par là, stoppant net la possibilité d’occuper les salles communales entre mars 2020 et septembre 2021. Le cuisinier a alors inventé différentes prestations, comme des « plateaux TV » pour deux, constitués de dégustations salées et sucrées, et a développé une activité de traiteur pour les particuliers, ainsi que pour des collectivités comme les repas annuels des conseils municipaux ou les repas des anciens dans les communes où il est déjà passé.
« On y devient le référent en matière de traiteur, et aussi un peu le référent pour remettre du lien social, qui parfois s’est vraiment délité pendant les deux années de covid. Le traiteur nous garantit un volume d’activité, et maintient une relation avec les clients de ces villages, qui viendront ensuite au restaurant éphémère », explique Pierre-Jean Roux. Il espère faire de 2022 son année de référence avec un taux plein de 8 à 12 restaurants éphémères, si n’interviennent pas de nouvelles grandes difficultés.
Un tarif accessible
Di Fer Ran propose depuis le début un menu « entrée-plat-dessert » à 20 euros. « C’est un prix accessible, qui permet à tout le monde de venir au restaurant, d’avoir une sortie avec une belle assiette et des produits frais. Des jeunes de 18 ans, des gens qui ne viendraient pas à 30 euros parce qu’ils n’ont pas les moyens, y viennent. On préfère faire 100 clients à 20 euros que 30 clients qui payent plus cher. La conséquence de ce choix, c’est qu’on doit être très attentifs à ce que l’on achète», explique Pierre-Jean Roux.
Il tient beaucoup au maintien de son tarif et réussit pour le moment à s’adapter à la hausse des prix des matières premières, grâce à la souplesse du modèle de sa petite affaire. Il travaille des produits nobles et locaux, sur lesquels il exprime toute sa maîtrise technique. Pour un plat de poisson – son menu propose un choix « terre ou mer » en entrée et en plat – il choisit par exemple de la tombe, un poisson de pêche côtière avec des nageoires proéminentes, difficile à travailler, que les gens n’achèteraient pas forcément en poissonnerie et que son fournisseur lui vend à un prix très intéressant. Il utilise ensuite la carcasse pour faire une soupe de poisson en entrée.
L’équilibre financier est assuré par le choix méticuleux des produits frais de saison au meilleur prix et par une cuisine 100 % maison. « On peut avoir un bon rapport qualité-prix parce qu’on cuisine tout, donc on ajuste au plus près. Maîtriser le procédé du début à la fin de la recette permet d’être mieux-disant », assure Pierre-Jean Roux. Quand Fred et lui cuisinent un cassoulet, ils font tout, les saucisses comme les confits, à partir d’un canard gras acheté à 4 euros le kilo. Pour un paris-brest, ils préparent eux-mêmes le pralin et se fixent un seuil de 50 centimes de matières premières pour un dessert.
De même, l’approvisionnement est le plus direct possible, afin de favoriser proximité et dynamisme local. Au-delà d’un simple slogan, la démarche consiste à acheter à des producteurs et fournisseurs locaux des produits pour la plupart français, à des prix jugés justes. « En contrepartie de leur fidélité, on essaie de parler d’eux, d’aiguiller les consommateurs du coin qui ne sont pas encore passés aux circuits courts ou y sont passés mais ne s’y sont pas retrouvés. Tout le monde dit que les intermédiaires font la cherté des prix, mais parfois le direct est plus cher sans les intermédiaires. Cherchez l’erreur ! Si on décide de vivre cette transition vers le direct, il faut être cohérent et vendre moins cher que dans la distribution. »
Engagé et solidaire
Quand il prépare une prestation dans une commune, Pierre-Jean Roux se renseigne sur les professionnels du coin pour choisir ses produits au plus près, si ceux-ci sont recommandés par les locaux. « Cela fait tourner le commerce dans ces communes où il n’y a plus rien, et cela crée une dynamique. Si on va à Jumeauville, sur la rive gauche de la Seine, on ira prendre les légumes à la Ferme du Logis et pas chez notre maraîcher habituel, Malik Rherbaoui, situé à Limay, à 5 kilomètres du labo. Lorsqu’on est allé à Vert, on a choisi la bière du brasseur de la commune, alors que d’habitude on propose une bière du Vexin faite à Théméricourt, dans une ferme brasserie qui produit elle-même ses céréales. Et on écrit le nom des fournisseurs sur notre carte, cela les fait connaître des gens du coin», se félicite le chef.
L’étape suivante, prévue dans le projet initial, sera de faire travailler des habitants de la commune où se tient le restaurant éphémère. Une prestation d’un week-end nécessite, outre Pierre-Jean et Fred à la cuisine, des extras embauchés pour l’installation, le service, la plonge… Le restaurateur a pour le moment constitué une petite équipe de connaissances, des amis de ses enfants et des gens rencontrés en chemin, qui ont des métiers différents mais qui sont devenus des quasi-professionnels et qui pourraient désormais former des novices.
« Le projet est d’intégrer des locaux qui ont envie de découvrir ce métier atypique, des gens qui ont besoin d’un complément de rémunération, des étudiants ou des retraités, des personnes qui ont besoin de voir du monde après le covid, des gens seuls qui ne peuvent ou ne veulent pas se payer un restaurant mais qui pourraient participer à ce moment de convivialité… Cette notion de contact humain fait partie du projet, et ce n’est pas une idée en l’air », insiste le restaurateur différent.
Photo d’ouverture : © Laure Bergala