Dans l’Est de Paris, les Jardins suspendus, nés en 2014, font le bonheur des hommes et de la nature. Visite guidée d’un paradis menacé.
Plantés dans leur décor de béton, les Jardins suspendus sont hauts en couleur et en parfum en ces semaines estivales. Tomates — cerises ou cœurs de bœuf, rouges, jaunes, orangées ou noires —, salades de toutes sortes — laitue, feuille de chêne, mâche ou roquette —, carottes, haricots verts, courgettes, aubergines, poivrons, artichauts, aromates de tous poils. Sans oublier les fruits : fraises, framboises, mûres, groseilles, cassis, figues, et j’en passe. Et les fleurs, depuis la lavande jusqu’au souci — ou calendula, nom sous lequel il est utilisé en cosmétique —, en passant par les roses et le jasmin. « Une journée sans voir une fleur est une journée perdue », lance joyeusement Sonia Houssier, coprésidente de l’association des Jardins suspendus.
C’est un petit coin de verdure au milieu de trois barres d’immeubles. Nous sommes en plein centre de Vincennes, la deuxième ville la plus dense de France derrière Levallois-Perret — Paris arrive en sixième position. Ces jardins collectifs s’étendent sur une dalle de 4 000 m2. Les 80 parcelles individuelles et communes couvrent 1 800 m2 de surfaces cultivables, l’équivalent de 120 places de parking.
De l’agriculture vivrière aux plantes sauvages
Mais d’autres espèces végétales se sont fait une place au milieu de ces cultures. Dimanche 24 avril, Sarah Dumont, médecin cancérologue et cueilleuse de l’association Le Chemin de la nature, anime un atelier sur les plantes sauvages comestibles et médicinales — plus connues sous le nom de « mauvaises herbes ». « Je suis émerveillée par votre jardin, c’est incroyable de voir ce que vous avez fait. La biodiversité est énorme », s’enthousiasme-t-elle dès son arrivée.
Elle ne tarde pas à repérer du plantain lancéolé, star des plantes pionnières. Les espèces dites « pionnières » sont les premières à coloniser un espace donné, que ce soit une île ou une friche. Le Plantago lanceolata est reconnaissable à ses feuilles pourvues de cinq à sept nervures parallèles et visibles par transparence. Ce dernier trait le distingue notamment du délicieux ail des ours et du muguet — « super toxique », prévient la cueilleuse. Le jus des feuilles de plantain apaise les piqûres d’orties ou de moustiques ; ses feuilles et ses boutons floraux au bon goût de champignon se consomment crus ou cuits.
Du lien social à la désobéissance heureuse
Les quelque trois cents adhérents de l’association Les Jardins suspendus, jeunes ou vieux, débutants ou passionnés, de toutes origines sociales, y viennent semer, planter, bouturer et marcotter, arroser et récolter, composter, nourrir la dizaine de poules et recueillir leurs œufs, mais aussi bricoler, retaper un vieux fauteuil de jardin ou fabriquer un banc en palettes, construire une serre ou un abri à insectes. Ils viennent mettre les mains dans la terre et dans la réalité. S’émerveiller. Et surtout, partager : un moment, un pique-nique, un apéro. Des conseils de jardinage et des discussions à bâtons rompus. Ils viennent refaire le monde.
Le grand poète et jardinier Gilles Clément dit que jardiner, c’est désobéir, lâche Franck-Olivier Torro, fondateur de cette association qu’il a présidée jusqu’en mars 2022. C’est désobéir à l’injection d’aller toujours plus vite : ici, on se reconnecte aux rythmes de la nature. C’est refuser d’acheter et de consommer toujours plus : ici, on prélève en fonction de ses besoins, on aspire à la sobriété heureuse si chère à Pierre Rabhi, figure emblématique du mouvement Colibris. Et, cela va sans dire, c’est essayer de faire quelque chose, à sa mesure, contre la crise climatique. « Ici, chacun essaie d’apporter sa petite goutte pour éteindre le grand incendie planétaire », conclut Franck-Oliver, dont l’énergie et l’amour du vivant ont fait sortir ces jardins de terre.
Préserver le vivant
Aux Jardins suspendus, la vie, on la bichonne. Zéro pesticide, zéro herbicide de synthèse. Parce que ça tue les petites bêtes qui nous embêtent et les « mauvaises herbes ». Mais pas seulement : ça tue aussi les bêtes qui les mangent — elles sont empoisonnées — et celles qui auraient aimé les manger — elles n’ont rien à se mettre sous la dent. Bref, toute la chaîne alimentaire et tout l’écosystème sont impactés.
La vie, c’est aussi l’eau. Alors l’eau, on fait son possible pour l’économiser. Déjà, les jardiniers ouvrent le moins possible le robinet. Ils récupèrent l’eau de pluie dans 12 grandes cuves de 1 000 litres chacune. Et surtout, ils utilisent des oyas. « C’est un système d’irrigation très ancien », souligne Sonia. Ces pots en terre cuite, parfois en bois, sont enterrés jusqu’au col dans le sol et emplis d’eau. Poreux, ils laissent s’échapper l’eau qui irrigue les plantes alentour. Les oyas connaissent depuis quelque temps un regain d’intérêt : simples et peu chères, elles sont très économes en eau.
Enfin, on paille. « Le pire, pour la terre, c’est d’être à nu : elle n’a pas de protection. On la couvre d’une couche de paille ou de déchets verts pour lui faire comme un petit manteau. Le paillis protège la terre des pluies fortes et de la sécheresse, du chaud et du froid, et il ralentit l’évaporation de l’eau », explique Sonia.
Un horizon nuageux
Toujours est-il que les jardins, c’est bientôt fini. Pour un temps du moins. Le centre sportif et culturel Georges-Pompidou, sur le toit duquel ils sont perchés, doit être entièrement refait. Les travaux commenceront début 2023 et dureront au moins deux ans. Lors de l’assemblée générale de l’association, le 26 mars, la maire de Vincennes, Charlotte Libert-Albanel (UDI), a assuré aux membres qu’ils conserveraient une place dans le nouveau projet, lequel sera présenté au public à la fin juin 2022. Reste que les adhérents sont inquiets : quelle place auront-ils ? Sans doute pas 4 000 m2.
Mais que leur apportent-ils donc ces jardins pour qu’ils les aiment tant ? « C’est le meilleur endroit pour souffler. Et relativiser. Un coup de stress, une balade aux jardins, et on voit les choses d’un autre œil », sourit Sonia. « J’aime bien y passer quand c’est calme, souvent en allant ou en revenant du boulot. J’y viens beaucoup avec mes filles, elles adorent depuis qu’elles sont toutes petites. Elles peuvent courir, il n’y a pas de voitures, il y a toujours quelque chose à observer, un chat, un oiseau, c’est magique. »
L’association des Jardins suspendus compte au total cinq sites de jardinage et de compostage.
Photo d’ouverture © Valentine Morizot