L’hiver dernier, ils se sont mobilisés pour dénoncer des conditions de travail dégradées. Reportage auprès des magasiniers, ces fonctionnaires qui œuvrent dans les coulisses de la Bibliothèque Universitaire de Paris VIII.
Imposante, la bibliothèque universitaire (BU) de Paris-VIII, à Saint-Denis, est visible depuis l’avenue de Stalingrad et depuis presque tous les bâtiments du campus. Elle possède une entrée pour les lecteurs, située entre un restaurant universitaire et un bâtiment des départements d’arts, et une autre pour le personnel, coincée derrière l’espace culturel que personne ne trouve jamais au moment de l’inscription à la fac. C’est devant la première que Raquel me rejoint. « Normalement je passe par l’entrée du personnel, mais j’ai préféré te faciliter la vie », explique la magasinière, tout en s’excusant d’avoir quelques minutes de retard : les aléas de la vie de famille. « J’arrive quand j’arrive, mais s’il faut travailler tard je ne compte pas mes heures. »
En décembre 2021, j’ai rencontré cette employée de la BU, l’une des plus anciennes, devant l’entrée bloquée du bâtiment. Elle participait à un mouvement mené par une cinquantaine de membres du personnel pour obtenir l’embauche en CDI de deux de leurs collègues. Durant ce mois de blocage et d’assemblées générales, j’ai appris l’existence du métier de magasinier, et plusieurs d’entre eux m’ont fait part de leurs craintes quant à l’avenir de leur profession, avec le recrutement de candidats de plus en plus diplômés pour des contrats de plus en plus précaires. Quelques mois plus tard, en avril-mai, l’occupation est peu évoquée, mais elle a laissé des traces. Le mode d’action semble ne pas avoir fait l’unanimité.
Raquel porte une petite valise joliment décorée par des étudiants, où elle range le matériel qui lui sert à télétravailler : une petite dizaine de DVD et des pages d’autocollants portant des mentions sibyllines. La veille, elle a « équipé » des documents destinés à être empruntés, c’est-à-dire qu’elle y a collé des antivols et un certain nombre d’indications destinées au lecteur (par exemple, la durée de prêt autorisée) ou à ses collègues bibliothécaires. Cela fait partie de ses missions, comme l’entretien matériel des collections et des rayonnages.
Impossible de faire deux choses à la fois
Ce matin, Raquel compte vérifier le fonctionnement des codes-barres et des antivols placés la veille, à l’aide d’une plaque sensible posée sur une table dans le bureau des magasiniers de l’espace audiovisuel. La main droite pose le DVD sur la plaque. Coup d’œil rapide sur l’écran : c’est bon, le chiffre « 2 », qui s’affiche, correspond au nombre d’antivols. La même main passe la douchette, l’appareil utilisé pour lire les codes-barres, sur l’étiquette. Rectification manuelle, dans la base informatique, de la suite de chiffres, qui ne s’achève pas correctement. Un code-barres incomplet ou un antivol mal désactivé font perdre du temps au lecteur.
Le document de bibliothèque est ainsi équipé pour transiter facilement entre trois espaces. Celui des magasins, où il est stocké, archivé, et qui ne sont pas accessibles aux lecteurs ; l’espace public, où il peut être en libre service – ce n’est pas le cas de tous les ouvrages dans les bibliothèques universitaires ou nationales, à la différence des bibliothèques municipales ; et l’espace privé du lecteur, qui l’emporte chez lui.
« Quand il n’y a personne, j’écoute de la musique, le plus souvent quelque chose de relaxant », raconte Raquel, qui s’interrompt régulièrement pour expliquer les petits bugs auxquels elle doit prêter attention. Bien que ses gestes soient assez répétitifs, faire deux choses à la fois ne semble pas envisageable. À ses débuts, elle faisait des petites listes récapitulant toutes les étapes à accomplir. « Ce n’est pas un métier aussi technique qu’on le pense, en tout cas pas pour moi. Non seulement on met du cœur à ce qu’on fait, mais il faut activer nos cinq sens pour faire un travail correct. »
Le geste résiste à l’automatisation
Au même étage, quelques bureaux plus loin, Guillaume vient d’arriver. Comme Raquel il y a plusieurs années, il est préposé à la salle jaune, celle des périodiques (tous les ouvrages publiés en série). Il est donc passé par l’entrée du personnel, où se trouve également le service de presse de l’université, pour récupérer les parutions du jour. « La presse, les monographies [ouvrages publiés isolément] vont être mélangées avec des lettres qu’on reçoit. Après avoir pris ce qui nous appartient, on va les bulletiner [enregistrer les numéros des périodiques avant de les mettre à la disposition des lecteurs]. »
Source : BSF Campus
Je n’assisterai pas à cette opération, qui se faisait autrefois dans des « cahiers de bulletinage » et est aujourd’hui réalisée à l’aide d’un logiciel. Avant de commencer, le jeune homme, debout à sa table, sort rapidement les documents de leur film plastique et les dépose en piles régulières. Il fait preuve d’une certaine dextérité, ses gestes sont gracieux, comme ceux de Raquel. Il n’est pas étonnant d’apprendre qu’il a par le passé travaillé dans la restauration.
Ni Guillaume ni Raquel ne s’imaginent de sitôt remplacés par des machines. Entre les magasins, situés au sous-sol, et l’espace d’accueil, il y a ce monte-charge destiné à transporter les livres qui n’a jamais fonctionné. Les « mags » portent leurs piles de livres ou de DVD équipés sous le bras ou utilisent des chariots, parfois étiquetés à leur nom. L’informatique a facilité certaines tâches, mais le geste résiste à l’automatisation. « J’aime quand la technologie est là pour prévenir les tendinites, éviter des mouvements extrêmement répétitifs. Avant, je devais traiter un DVD à la fois, maintenant, je peux le faire par lots », explique Raquel. Elle avoue aussi apprécier se rendre utile quand une carte de lecteur passe mal. Cela arrive quotidiennement.
Une présence structurante
Tous les jours, des documents sont équipés, c’est-à-dire qu’ils passent du statut d’objets privés, de marchandises, à celui d’objets publics, susceptibles d’être empruntés à l’infini. La responsabilité de cette tâche incombe aux magasiniers. Ces fonctionnaires de catégorie C assurent, d’après Guillaume, « la gestion purement quotidienne ». « Ceux de catégorie A [les conservateurs] ont des charges d’encadrement et de supervision à long terme. Ceux de catégorie B [les bibliothécaires] ont aussi des capacités de supervision, à plus court terme, ainsi que de gestion. »
En salle de lecture on retrouve la même attention que dans les bureaux, les mêmes gestes. Raquel a mis son badge, même si elle affirme ne pas en avoir besoin pour que les étudiants et les lecteurs l’identifient comme une employée de la BU. Tout est dans l’attitude, la capacité à s’orienter dans cet espace où il est aisé de se perdre. « Remarquez qu’il n’y a presque pas de murs ni de portes, observe Anne-Cécile Grandmougin, directrice adjointe du Service commun de la documentation, croisée dans un couloir. On peut traverser les salles et presque toute la bibliothèque sans s’en apercevoir. C’est intéressant mais perturbant au début, je dirais qu’il faut être un peu initié pour comprendre ces lieux. »
Dans ce labyrinthe dessiné par Pierre Riboulet, pensé pour transgresser les frontières entre les disciplines, les magasiniers rétablissent un peu de logique. Un fil d’Ariane discret, mais indispensable. C’est d’ailleurs leur première mission, selon la fiche métier élaborée par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, dont ils dépendent : « Les magasiniers des bibliothèques accueillent, informent et orientent le public. Ils participent au classement et à la conservation des collections de toute nature en vue de leur consultation sur place et à distance. Ils assurent l’équipement et l’entretien matériel des collections ainsi que celui des rayonnages. Ils veillent à la sécurité des personnes ainsi qu’à la sauvegarde et à la diffusion des documents. Ils effectuent les tâches de manutention nécessaires à l’exécution du service. »
Comme l’équipage d’un paquebot
Pendant qu’il range les périodiques sur les étagères, Guillaume me signale les pastilles de couleur figurant sur les rayonnages. Rose pour les revues d’art, bleu pour celles de philo… « Notre collègue Agnès s’occupe de la signalétique dans les salles. On a repris la séparation thématique des domaines de savoir. Comme vous l’avez vu, chaque salle a une couleur et un thème. C’est le fruit d’une réflexion menée à la création de la BU. »
« On me demande souvent à quel étage on est, qu’est-ce qui est au-dessus ou au-dessous, note le magasinier. J’explique qu’il y a juste plusieurs couches et différents accès, différents ponts pour y parvenir. Mon rôle est d’orienter les étudiants dans tout ça. Je suis un peu comme un matelot. La direction, ce sont les capitaines du navire, et après on a plein d’équipes. Mais chaque personne est importante : on a besoin de tout le monde sur un bateau, sinon c’est le naufrage assuré. »
Une hiérarchie apparemment souple
L’espace d’accueil a une fonction de transition entre l’extérieur – le campus – et les espaces de lecture. Dans la plupart des bibliothèques universitaires, les personnes présentes derrière le bureau pour enregistrer des inscriptions dans la base informatique ou remettre les livres tirés, sur demande, des magasins sont des magasiniers, fonctionnaires ou vacataires, parfois des moniteurs-étudiants qui effectuent des tâches de soutien. Une des principales particularités de la BU de Paris-VIII est qu’on y trouve aussi des conservateurs et parfois des membres de la direction.
« L’organisation est plutôt horizontale que verticale, souligne Guillaume. Ici, à Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis, on est héritiers d’une façon de faire [celle du Centre expérimental de Vincennes, créé en 1968] qui fonctionne bien et qui est intéressante, je trouve. Notre direction a par exemple eu la volonté d’instaurer le télétravail pour tout le monde, sans distinction de catégorie. Je pense qu’on est la seule BU parisienne dont les magasiniers font du télétravail, c’est quand même important. »
Stratégie d’ascension en interne
Certaines activités, comme les ateliers de conversation, sont animés par des volontaires membres de l’équipe, toutes catégories confondues. Cela suscite quelques critiques de la part d’employés qui s’inquiètent de voir s’allonger la liste de leurs missions.
À 28 ans, Guillaume est encore en pleine découverte d’un métier qui lui a permis d’accéder à un premier emploi stable sans faire de longues études. Il a passé avec succès le concours pour être fonctionnaire de catégorie C l’an dernier et compte gravir les échelons en interne. La stratégie la plus répandue consiste, au contraire, à obtenir d’abord un diplôme de niveau bac + 3 ou bac + 5 pour accéder directement au statut de cadre.
On croise d’ailleurs dans les couloirs une conservatrice à peine plus âgée que Guillaume : elle vient de fêter ses 30 ans. Il participe avec elle à un groupe de travail pour la refonte du site internet. On distingue à peine les magasiniers des conservateurs et des bibliothécaires assis autour de la table. Les échanges sont fluides, peu distants. Guillaume est souvent sollicité pour ses compétences évidentes en matière de communication web.
Échelle des responsabilités, échelle des pouvoirs
D’une fonction à l’autre, la grille salariale n’est cependant pas la même. La « déhiérarchisation » héritée de Vincennes s’arrête au porte-monnaie. Guillaume ne s’en offusque pas : « On n’a pas la même paye, mais pas les mêmes responsabilités non plus. Par exemple, il n’est pas de mon ressort d’ouvrir ou de fermer l’établissement quand il ne devrait pas l’être. En plus, j’ai juste le bac, alors que, pour être conservateur, il faut un bac + 3 minimum. »
Cette distinction fondée sur le niveau d’études n’empêche pas le jeune homme de se projeter dans une trajectoire ascendante. « Avec le système de recrutement par concours, il peut arriver des gens qui n’ont jamais travaillé en bibliothèque, qui ont parfois une approche plus théorique que pratique. Pour manager une équipe, c’est souvent mieux de savoir en quoi consiste le travail de ceux qu’on encadre, afin de ne pas faire de mauvais choix. Plus on en sait en amont, mieux c’est. » Une stratégie proche de celle qu’il avait adoptée dans son emploi précédent : manager dans la restauration.
Cet état d’esprit entrepreneurial ne se limite pas à un projet individuel. Son expérience professionnelle dans le secteur privé semble avoir modelé l’image que Guillaume se fait d’une bibliothèque universitaire. Il la décrit comme un établissement culturel au service d’un public censé pouvoir évaluer sa performance et son efficacité. Il est ainsi favorable aux enquêtes de satisfaction, qui font partie des engagements du programme Services publics + élaborés entre septembre et novembre 2019 par la Direction interministérielle de la transformation publique et un échantillon d’agents représentant les administrations en relation avec le public. Par ailleurs, une des missions du magasinier, qui est d’assister le bibliothécaire et le conservateur dans la conservation des documents, le passionne particulièrement et fait écho à son engagement pour l’environnement.
ICI : Le podcast sur une dimension du métier de mag qui n’a pas été abordée au cours de cette journée qui est la conservation des documents, en lien direct avec le bibliothécaire et le conservateur.)
S’adapter ou résister à la libéralisation ?
La vision de Guillaume semble être en harmonie avec celle du gouvernement actuel et de ceux qui l’ont précédé. Les dernières réformes de la fonction publique vont globalement dans le sens d’une libéralisation. La dernière en date étant la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019, dont l’application a fait débat dans certains établissements ou institutions, comme à la fin 2021 à la mairie de Saint-Denis, où le projet d’externaliser le nettoyage des écoles a été combattu par les agents d’entretien municipaux.
Des mouvements de protestation se déroulent également dans les bibliothèques universitaires. Lorsque des employés de celle de Paris-VIII se sont mobilisés, l’hiver dernier, pour la titularisation de plusieurs contractuels, les magasiniers ont saisi cette occasion d’exprimer des doutes sur l’avenir de leur profession : multiplication des contrats courts, remplacement par des étudiants mal payés, détournement des fonctions d’accueil vers celles d’animateur… Leurs revendications croisaient celles du personnel mobilisé au Grand Équipement documentaire du campus Condorcet ou à la bibliothèque Sainte-Geneviève de l’université Paris-I Panthéon Sorbonne. Les « petites mains » de ces établissements évoquaient davantage l’idée d’une fourmilière à rationnaliser qu’à la BU de Paris-VIII, qui semble pour le moment résister à la dégradation des conditions de travail des salariés du service public.
Peu avant ce reportage, j’ai été reçue par la direction de l’établissement, que je n’avais pas sollicitée (je m’étais contentée d’écrire à la chargée des relations avec la presse). Des magasiniers m’ont été recommandés et des questions m’ont été posées concernant un reportage que j’avais fait précédemment sur la grève des magasiniers, pour un journal critique et indépendant, Le Chiffon. Bien que je n’aie aucune certitude à ce sujet, il est possible que les magasiniers aient été briefés pour ne pas évoquer avec moi la grève, et le peu de réponses que j’ai obtenues à mes questions à ce sujet m’ont été données en off.