Quelques années seulement après les avoir remisés au hangar, la France remet ses trains de nuit sur les rails. Un chantier d’envergure pour ce nouveau départ, motivé par des raisons politiques, sociales et environnementales.
Ce soir du vendredi 8 avril, c’est l’affluence des grands départs en gare d’Austerlitz, à Paris. On pourrait en douter avec ce ciel gris et bas, le vent froid et la neige, mais c’est le début des vacances de printemps. Ils sont nombreux à mettre le cap vers le Sud : jeunes et moins jeunes, voyageurs solitaires, en couple ou en famille. Agglutinés avec leurs sacs et valises au bout du quai n°5, ils attendent l’embarquement à bord du train Intercités 5771 à destination de la Côte d’Azur. Départ à 20 h 51. Arrivée à Nice, son terminus, prévue… demain matin, à 9 h 08 !
Moins de quatre ans après son arrêt en décembre 2017, la ligne de nuit entre Nice et Paris a été relancée le 20 mai 2021, sous l’impulsion du gouvernement Castex. Désormais, la SNCF propose un aller-retour quotidien entre ces deux villes, via notamment Marseille, Cannes ou Saint-Raphaël. Et cela n’est que le début d’un plan de relance, déjà financé à hauteur de 100 millions d’euros, pour ce moyen de transport quasi disparu.
Une dizaine de lignes prévue d’ici à 2030
Quelques mois après le Paris-Nice, le 12 décembre, un autre train de nuit entre Paris, Tarbes et Lourdes est remis en circulation. À la même période, le Premier ministre, Jean Castex, promet le retour d’ici deux ans de celui qui relie la capitale à Aurillac, abandonné en 2003. À plus long terme, le ministère de la Transition écologique, chargé des Transports, projette la mise en place de nouvelles lignes nocturnes reliant notamment Paris à Albi et à Bayonne, à Toulouse, à Montpellier et à Marseille, et jusqu’à Barcelone et Saint-Sébastien en Espagne. Sont également prévues des liaisons transversales entre Metz et Genève ou Nice, Barcelone et Bordeaux. Objectif : porter le réseau à une dizaine de lignes d’ici à 2030.
Il faut dire que le train de nuit présente pas mal d’avantages. Sur le plan environnemental, tout d’abord. Avec 30 % des émissions de CO2, le secteur des transports est le premier émetteur de gaz à effet de serre. C’est aussi le seul à ne pas avoir réduit ses émissions depuis 1990. Or, sur un même parcours, le train émet 50 fois moins de CO2 qu’une voiture et jusqu’à 80 fois moins que l’avion. « On n’a même pas regardé le prix des billets d’avion », explique ainsi cette famille belge, en route pour des vacances dans la région d’Antibes. « On a volontairement choisi le train pour ce voyage. C’est la première fois qu’on prend le train de nuit. On tient vraiment à encourager ce mode de transport plus écologique. » À une époque où les questions environnementales s’imposent de plus en plus, le train de nuit offre une réponse, au moins partielle, au flygskam, terme suédois apparu en 2018 pour traduire le sentiment de honte de prendre l’avion aux dépens de la planète. Une situation qui préoccupe les voyageurs les plus scrupuleux.
En matière d’aménagement du territoire, le train de nuit est aussi un bon moyen de désenclaver des régions sans liaison TGV vers Paris. On connaît le rôle essentiel des infrastructures de transport pour maintenir l’activité touristique et économique d’une région. Pourtant, à ce niveau-là, le plan de relance reste insuffisant, selon le collectif militant Oui au train de nuit. « C’est un bon début, mais dans les lignes annoncées pour l’avenir, il y a encore des territoires oubliés, comme la Bretagne ou le Massif central, souligne Antoine Levesque, étudiant en droit à Paris et membre du collectif. Tout cela reste aussi très révélateur du centralisme à la française, avec des lignes qui passent presque toutes par Paris. Il nous semble aussi important de développer les lignes province-province. » Le collectif a d’ailleurs imaginé à quoi devrait ressembler selon lui ce futur réseau. Une vision sensiblement plus ambitieuse, avec 15 lignes nationales et 15 lignes européennes.
Du point de vue des passagers, le train de nuit constitue aussi une option intéressante. Sur le plan financier d’abord, il est un moyen pour ceux qui ont un budget limité d’économiser une nuit d’hôtel. Il évite aussi de conduire une voiture toute la nuit ou de sacrifier une demi-journée pour s’éloigner du métro-boulot-dodo le temps d’un week-end ou de quelques jours de vacances. « C’est la cinquième ou sixième fois que je prends ce train depuis qu’il a été remis en marche, raconte ainsi Pierre, 26 ans, originaire des Arcs et récemment installé en région parisienne. J’économise quatre heures de trajet à l’aller et au retour. Quand j’ai trois jours off, je peux vraiment passer trois jours complets avec ma famille. »
Une tendance forte en Europe
À une époque où la nécessité de lever le pied se fait sentir, grimper dans un wagon-couchette épargne pas mal de stress. Le départ et l’arrivée se situant en centre-ville, pas besoin de courir derrière un taxi ou de devoir affronter les bouchons sans savoir si on pourra attraper son vol. Le comportement des voyageurs à bord du Paris-Nice en est plus détendu. Dans les compartiments, chacun se présente à ses colocataires d’une nuit. On discute, on fait connaissance. Tout le monde semble de bonne volonté pour trouver une place pour les bagages parfois volumineux ou libérer le passage pour les retardataires à la recherche de leur couchette dans les allées étroites. En bref, l’atmosphère se révèle plutôt détendue, malgré une promiscuité pas forcément évidente à l’heure du Covid-19.
Du fait de tous ces avantages, il n’est pas étonnant que d’autres pays européens travaillent également à relancer l’offre de transport en train de nuit. Par exemple le Royaume-Uni, où, depuis 2019, le Caledonian Sleeper, qui relie Londres à plusieurs villes d’Écosse, bénéficie de tout nouveaux wagons. À plus grande échelle, en novembre 2020, à Berlin, la France, l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche ont signé un accord pour faire revivre le Trans Europ Express, un service de trains de nuit qui a parcouru l’Europe entre 1957 et 1987.
Pointue dans ce domaine, l’Autriche semble vouloir donner la note sur ce chantier : les chemins de fer fédéraux autrichiens (ÖBB) ont déjà investi 750 millions d’euros dans l’achat de 20 trains dédiés aux liaisons de nuit. Leurs Nightjet desservent plus de 25 villes à l’intérieur du pays (Salzbourg, Graz et Innsbruck), mais aussi de toute l’Europe, d’Amsterdam à Rome en passant par Varsovie, Split, Berlin ou Paris.
Cette relance du train de nuit, l’Union européenne souhaite la voir se confirmer dans les prochaines années. Karima Delli, eurodéputée EELV (Europe Écologie Les Verts) et présidente de la Commission transport et tourisme du Parlement européen depuis 2017, en a d’ailleurs fait l’un de ses chevaux de bataille. La Française mise notamment sur une meilleure collaboration internationale entre les représentants du secteur, afin de faciliter la vie des voyageurs effectuant de longs trajets à travers plusieurs États membres. « L’Europe va travailler sur ce que l’on appelle un billet unique, qui permettra de faire un trajet entier d’un point A à un point B, peu importe votre mode de déplacement, expliquait-elle à nos confrères de Slate en décembre 2021[1]. Cela permettra aussi de protéger les citoyens et les citoyennes en cas de retard d’un de leurs trains. C’est faire le pari de donner toutes les informations aux usagers, pour qu’ils aient accès à l’ensemble des trajets et billets en Europe. »
Autre preuve que le train de nuit a du potentiel, certains acteurs du privé se mettent sur les rails. Le 27 juin 2021, la compagnie suédoise Snälltåget ouvre une toute nouvelle ligne reliant Stockholm et Berlin, via Copenhague et Hambourg. Quant à la jeune start-up française Midnight Trains, elle se prépare à lancer, d’ici à 2024, de luxueux hôtels sur rails desservant, depuis Paris, des villes européennes comme Madrid, Lisbonne, Milan, Vienne, Berlin, ou Édimbourg. Avec ses chambres privatives tout confort, son bar et restaurant de qualité ou ses services de conciergerie, l’entreprise ambitionne de créer « une nouvelle mythologie des trains de nuit ». Rien que ça !
Des voitures de plus de quarante ans
En réalité, un voyage en train de nuit est encore loin de ressembler à un séjour dans un quatre-étoiles. D’après une étude du cabinet de conseil allemand SCI Verkehr, sur les quelque 1 500 voitures-lits et voitures-couchettes circulant aujourd’hui en Europe, plus des deux tiers ont au moins quarante ans. La France ne fait pas exception à la règle. Pour mettre rapidement en œuvre son plan de relance des trains de nuit, l’État a dû demander à la SNCF de faire du neuf avec du vieux. Promises il y a peu encore à la destruction, des dizaines de voitures Corail remontant aux années 1970 sont ainsi passées par les technicentres de Périgueux en Dordogne et Tergnier dans l’Aisne pour retrouver une seconde jeunesse.
Malgré ce lifting, il faut bien admettre que les conditions de voyage restent spartiates dans les compartiments à six couchettes de la deuxième classe du Paris-Nice. Impossible, par exemple, de relever la couchette du milieu pour pouvoir s’asseoir sans un outil spécial, réservé au personnel de la SNCF. Au milieu de la nuit, le fonctionnement des lavabos peut se réveler aléatoire. Et le matin, au réveil, une terrible nouvelle attend les passagers encore à moitié endormis : « Je suis allé voir au bar, il n’y a pas de café ! annonce un voyageur, visiblement déçu. Apparemment, la machine est en panne… » Sans forcément exiger le charme suranné de l’Orient-Express, difficile d’espérer fidéliser une clientèle importante, notamment celle qui voyage pour des raisons professionnelles, sans un peu plus de confort : repenser notamment l’accès à des douches ailleurs que dans le seul espace récemment aménagé à la gare d’Austerlitz.
Ambitieux, les pouvoirs publics français sauront-ils se donner les moyens d’atteindre leur objectif : renverser la vapeur et relancer un réseau important de trains de nuit ? Les premiers résultats semblent encourageants. En 2021, le taux de remplissage était en moyenne de 80 % pour les premières liaisons nocturnes. Selon le ministère des Transports, près de 100 000 voyageurs ont emprunté ces lignes entre octobre 2021 et janvier 2022. Priorité absolue, le remplacement des vieilles voitures Corail est prévu, en principe, grâce à un investissement d’au moins 800 millions d’euros supplémentaires, qui financera notamment l’achat de 300 voitures neuves.
Pour amortir ces investissements, les pouvoirs publics misent sur des économies d’échelle et un « effet réseau ». « Il faut que l’on puisse mutualiser les coûts entre les nouvelles lignes et celles qui existent déjà, expliquait Jean-Baptiste Djebbari, alors ministre délégué chargé des Transports, à Ouest-France en février 2022[1]. On estime que l’on pourrait multiplier par deux le nombre de lignes de nuit, pour un effort financier à peu près équivalent pour l’État. » Les décisions prises dans les prochaines années seront décisives : le train de nuit aura-t-il un rôle à jouer dans une politique de transports plus écologique et équitable ou sera-t-il condamné à l’abandon ?
En attendant, après avoir roulé toute la nuit, le train Intercités 5771 est bien arrivé en gare de Nice, son terminus, ce samedi 9 avril. À 9 h 08, comme prévu. Loin du froid et du gris parisien de la veille, le soleil brille dans un ciel bleu sans nuages. Les vacances s’annoncent bien.
[1] Sollicités à plusieurs reprises, l’eurodéputée Karima Delli, de même que la Direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM) au sein du ministère de la Transition écologique n’ont pas souhaité me répondre.
Photo d’ouverture : © Pierre Tessier