À Paris, ce lundi d’avril 2022, accalmie de la pandémie et levée de masques à l’École des grands-parents européens (EGPE). Rencontre avec les bénévoles de l’association qui ont pour projet de « donner du temps aux autres » en soignant les liens entre générations.
Que font ces « grands-parents de substitution » engagés dans des actions ponctuelles de solidarité intergénérationnelle ? Accueil convivial, ce lundi d’avril 2022, dans l’appartement de la « maison mère » de l’association de l’École des grands-parents européens (EGPE), fondée en 1994, dans le 7e arrondissement parisien. Quels liens entre grands-parents et petits-enfants fabriquent ces bénévoles en baskets à fermeture Éclair, chemises de lin sportivement assorties aux jeans, pouces sur les smartphones ?
Chaque pièce du local associatif est une ruche. Dans la première salle, porte et fenêtre ouvertes, deux bénévoles rédigent à quatre mains la convocation de l’assemblée générale qui sera envoyée aux trois cents adhérents de l’association. Le deuxième espace, réservé le matin – porte fermée – à la ligne téléphonique d’écoute de l’association, accueille l’après-midi une formation de bénévoles de l’atelier de langage en école maternelle. Dans la cuisine, une psychologue et une enseignante en pause-café échangent autour de leur récente grand-parentalité et se réjouissent des heures passées à hauteur de leurs petits-enfants. Bribes de convivialité saisies : « Les vacances prochaines : que mettre dans le sac à dos de Charline et Théo pour les sentiers de randonnée ? Chasse au trésor, alphabet des nuages, zéro déchet et jumelles de vue…» En attendant, c’est l’heure de la sortie scolaire de Tess, en moyenne section, que l’on va aller chercher en dépannage du baby-sitter malade. Médiatrice familiale, professeure, pédiatre, ces retraitées de longue date ou qui le seront dans un futur proche croquent la vie sans masque, avec le plaisir de se rencontrer « en présentiel à nouveau chaque semaine ».
Comment apprend-on, dans cette école, à devenir grands-parents ? Par proximité d’abord, entre bénévoles. Les nonagénaires, nés avant la Seconde Guerre mondiale, côtoient des septuagénaires qui pourraient être leurs enfants et qui ont eux-mêmes soufflé leurs bougies adolescentes « en 68 ». Françoise précise avoir eu la chance de mettre ses enfants au monde à la fin des Trente Glorieuses au rythme d’« un enfant quand je veux, si je veux ». Ses descendants, à présent quinquagénaires, deviennent grands-parents à leur tour pour la première fois. Pivots et soutiens de leur famille, où se côtoient quatre voire cinq générations, ils tentent de concilier leur vie privée avec un (dernier) cycle de vie professionnelle, souvent chaotique.
La cicatrice de la crise sanitaire, toujours à vif, révèle son cortège de vulnérabilités et d’inquiétudes. Les confinements et déconfinements successifs ont mis à mal certains liens intergénérationnels. L’EGPE se fait caisse de résonance de la rupture du lien grand-parental. Au standard, une personne anonyme est en attente sur la ligne d’écoute Allô grands-parents. Dans le premier bureau – porte close pour conserver la confidentialité – Atala de Rosemont écoute les difficultés, les tensions ou les colères de ceux qui composent le 01 45 44 34 93.
Qui appelle ? « Des grands-parents qui se trouvent dans l’impossibilité de voir leurs petits-enfants dans des contextes de séparation et de divorce, de violences intrafamiliales, d’emprise du conjoint sur la fille ou le fils, de relations grand-parentales empêchées. Il y a aussi des appels de parents victimes de grands-parents abusifs, qui empiètent sur leur territoire », précise l’écoutante, médiatrice familiale retraitée et arrière-grand-mère. La parole discrète, elle donne de son temps chaque semaine. Et du sens à une pratique interrogée avec une équipe de bénévoles au cours de séances trimestrielles avec l’aide d’une psychologue, en privilégiant les médiations.
Ce fil d’écoute est une plongée dans la boîte de Pandore des situations de conflits et d’incompréhensions générationnelles. « Après le week-end, les appels sont plus nombreux et les espérances n’ont peut-être pas été satisfaites »,souligne Atala. Trouver sa juste place au sein de la famille est d’actualité… et c’est plus facile à dire qu’à faire !
Se préoccuper des petits-enfants des autres
La pièce de l’écoutante devient le bureau d’Élyette Joubert, responsable des ateliers de langage en école maternelle intitulés « Dire ce que je veux dire ». Convaincue que la destinée scolaire d’un enfant se décide en grande partie au moment de son apprentissage du langage, elle a conçu dès 2007 une réponse de prévention à la violence en classe, dispositif qui obtient l’agrément du rectorat en 2010. « Des mots contre les poings, pour aider les plus jeunes à s’exprimer avec des mots et des arguments plutôt que de recourir aux insultes et aux coups. » Le dispositif est composé de binômes de bénévoles grands-parents (ou pas) formés au sein de l’association qui s’engagent sur une année scolaire. Ces ateliers de langage en école maternelle, « suspendus au gré des fermetures des classes durant les deux années de pandémie, ont été remplacés par la mise en place d’ateliers à distance avec les enfants via FaceTime ou WhatsApp vidéo ». Les interventions en présentiel ont aujourd’hui partiellement repris, avec l’espoir de pouvoir répondre pleinement à la rentrée prochaine aux vingt-cinq écoles parisiennes demandeuses et d’intégrer de nouveaux bénévoles.
Le curriculum vitæ d’Élyette : une vie en classe. Près de huit décennies à l’école depuis ses premiers apprentissages jusqu’à « cette association, encore une école (de grands-parents), lieu de transmission et d’apprentissage à bien vieillir ». Une carrière d’enseignante : Élyette a été institutrice dans une cité d’urgence en Seine-Saint-Denis, puis directrice et formatrice de professeurs des écoles à Paris. Une destinée de femme née avec la Seconde Guerre mondiale : mère de trois enfants, veuve à 43 ans, grand-mère de cinq petits-enfants, et la probabilité prochaine de devenir arrière-grand-mère quand son « enfant deviendra à son tour grand-parent ». Son engagement porte le triple sceau de la passion du lien entre les générations, du langage de la transmission aux plus jeunes et de « la nécessité de se tenir droite pour aider les mères à soutenir leurs enfants, quelles que soient les épreuves ». Toujours mue par cette envie de côtoyer les jeunes enfants, elle n’hésite pas à remplacer au pied levé un bénévole empêché en atelier auprès d’écoliers en maternelle. Après deux années de pandémie, « il y a une nouvelle urgence à se préoccuper des petits-enfants des autres, au-delà des mercredis avec les nôtres. Une motivation de donner beaucoup de mon temps aux enfants, de transmettre un bel exemple pour les nôtres », conclut cette grande dame.
« Grands-parents ponctuels de substitution ou de cœur »
De nouveaux besoins émergent parmi ceux qui viennent au monde et grandissent en situation de migration, de vulnérabilité, d’absence de famille, de rupture. « Un enfant sur cinq vit sous le seuil de pauvreté en France. Malgré les politiques publiques déployées depuis plusieurs années, ce chiffre n’a pas baissé depuis dix ans », estime l’Unicef dans un rapport. Ces enfants vivent au rythme de la précarité économique et sociale de leur mère : absence de soutien de l’autre parent, faibles salaires, emplois précaires ou chômage, hébergement en hôtels sociaux…
Qu’offrent ces « grands-parents ponctuels de substitution ou de cœur » de l’EGPE aux petits-enfants ? Des actions en phase avec des besoins nouveaux ou en croissance : ils soutiennent des jeunes parents, tricotent pour habiller les bébés.
Le projet en émergence « Babalia » consiste à mettre en relation une grand-mère bénévole de substitution avec une future mère jusqu’aux premières semaines du nouveau-né. Plusieurs défis pour cette action : recruter des babalias prêtes à s’investir bénévolement de façon ponctuelle ou en continu auprès de futurs parents privés de relations familiales, et les former à l’accompagnement, formation assurée par des professionnels de l’EGPE (psychologues, puéricultrices).
Quant à l’action intergénérationnelle « Tricotez-cœur », elle rassemble 7 500 grands-mères bénévoles dans l’Hexagone ; elles ont tricoté cette année près de soixante trois mille ouvrages de laine pour des nouveau-nés de foyers vivant dans le plus grand dénuement. Une aide symbolique pour des centaines de jeunes mères en difficulté. La pandémie a été propice au tricot : l’activité a doublé ces deux dernières années. « Allez donc rencontrer Monica à Tricotez cœur, c’est jour de tri et de livraison au local des layettes ! »
La guerre des générations n’aura pas lieu
« La pandémie a mangé deux années de notre vie : nos petits-enfants ont grandi à distance, et nous nous sommes tassés », philosophent Régine Florin, présidente de l’association depuis un an, et Monique Desmedt, psychologue et animatrice de groupes de parole « Aujourd’hui grands-parents ». « Dans les familles où ça allait bien, c’est de mieux en mieux. Là où ça allait mal, ça va de plus en plus mal. La génération de nos enfants quadragénaires nous a protégés, et nous avons bien pris conscience que nous n’étions pas insubmersibles. Mais de là à nous associer à la même photo dans les journaux télévisés que l’aïeule en fauteuil roulant en Ehpad, non ! Et à condamner papi et mamie à manger la bûche de Noël 2020 seuls à la cuisine, quelle infantilisation ! Pour sauver les vieux en sacrifiant les jeunes. » Bien sûr, le covid a distendu les relations, et a accéléré l’isolement ou la capacité à être seul. « De là à inventer un discours médiatique sur une rupture entre les générations… cette pandémie a prouvé le contraire. La guerre des générations n’aura pas lieu », s’insurge la présidente de l’EGPE.
Vent debout sur la crête de l’avancée en âge
« Les grands-parents ne sont pas des séniors comme les autres », affirme Régine Florin. Comment se démarquer de cette invention marketing de la silver economy (littéralement « l’économie des cheveux gris ») ? Même si la carte pour prendre le train reste un « Avantage Sénior » et un marqueur de vieillissement dès le soixantième anniversaire. Rencontrée le samedi précédent, au Salon des séniors sur le stand de l’EGPE, porte de Versailles à Paris, Clélia, professeure des écoles à la retraite depuis la dernière rentrée, était venue se renseigner pour intégrer l’association comme bénévole. Cette grand-mère s’est sentie piégée « dans les allées de ce supermarché de vieux, entre le yaourt chasseur de cholestérol, les fauteuils ou les douches médicalisés, et les séjours de développement personnel ». « Vieux », le gros mot est lâché. Vieux, évidemment, n’est pas une catégorie : chacun devient socialement vieux de plus en plus tôt, et biologiquement vieux de plus en plus tard. Vieillir est un processus qui commence dès la naissance. Haro sur les raccourcis assimilant les grands-parents aux personnes âgées dépendantes vivant en Ehpad aux troisième, quatrième ou cinquième âges, vent debout contre les termes surannés et condescendants d’« anciens » et d’« aînés ».
Ces grands-parents s’agacent des stéréotypes des « bonnes-mamans, suaves comme des pots de confiture, des pépés à la soupe moulinée ou des croquantes grannies ». Et les grands-mères en ont « ras la coloration capillaire, les crèmes antirides, les croisières hors saison », d’être réduites à des consommatrices égoïstes.
La fabrique des grands-parents européens
L’École des grands-parents européens, avec ses 300 adhérents, est une goutte d’eau dans l’océan des 16 millions de grands-parents en France. L’association se fait la porte-parole de cette moitié des Français de plus de 56 ans accédant à la grand-parentalité, citoyens responsables, incarnant la solidarité intergénérationnelle au quotidien. Ils sont constitués d’un demi-siècle de générations successives. Des ponts relient Jeanne, quinquagénaire et bientôt grand-mère pour la première fois, à Monica, nonagénaire et arrière-grand-mère. Ce ne sont pas tant leurs quarante ans d’écart qui les relient que la responsabilité qu’elles ressentent à l’égard des jeunes générations sur une planète malmenée.
La grand-parentalité déborde le cadre familial et concerne la transmission intergénérationnelle en Europe. Les grands-parents sont aussi ceux qui médiatisent le lien de l’ensemble de la lignée avec les arrière-grands-parents, figures familiales qui se généralisent dans toute l’Europe, trait caractéristique de la modernité et de la longévité. Ces bisaïeuls sont plus perçus comme des symboles que comme des acteurs de la vie familiale, en raison de l’ombre portée de la relève prise par les grands-parents qui vont les soutenir en cas de besoin.
« Parce que toute l’Europe est amenée à réfléchir sur les formidables atouts que représentent les grands-parents », se prépare à l’École des grands-parents européens une rencontre internationale en 2024, pour fêter le trentième anniversaire du réseau associatif. Trente ans, longue vie à la transmission à une nouvelle génération.