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REPORTAGE

Dans le bus de campagne de «Marine présidente»

Un bus par région floqué aux couleurs de la candidate du Rassemblement national, Marine Le PEn, sillonne le pays. Objectif de cette opération importée des campagnes électorales nord-américaines : aller tracter sur 5000 marchés dans les villes comme dans les campagnes. Embarquement avec des militants à bord du bus affrété pour la région parisienne.

Texte : Céline Dupuis – Secrétariat de rédaction : Sophia El Mehdy – Photo : Céline Dupuis et Maria Perianez

René Kimbassa, Dominique Leroc et Pierre-Emmanuel Rivière, militants du RN. Photo © Céline Dupuis

Dans le bus de campagne de «Marine présidente»

«Il est beau, le car de Marine!», s’exclame Pierre-Emmanuel Rivière en montrant le bus stationné rue Gabriel-Péri, à Levallois-Perret, dans la banlieue parisienne. Comme ce jeune membre de la direction nationale du Rassemblement national (RN), une quinzaine de militants du RN se retrouvent en cette fraîche matinée dominicale devant l’imposant véhicule customisé aux couleurs de la candidate à l’élection présidentielle. La carrosserie est recouverte de bleu marine, vitres incluses. Le flanc est floqué du visage photoshopé de Marine Le Pen qui regarde le passant droit dans les yeux, arborant un large sourire. L’image de la candidate est accompagnée d’un liséré bleu, blanc, rouge. Le slogan de campagne «La France qu’on M!» embrasse en lettres capitales blanches un côté du car, de l’autre un «Marine présidente» s’étale tout le long de la carrosserie, surmontant un «les 10 et 24 avril 2022, votez Marine». Un QR code renvoie vers un lien de téléchargement de l’application M la France, et le site du même nom ouvert pour la campagne présidentielle de Marine Le Pen en 2022.

Des militants bleu de France

Les militants se retrouvent prêts à battre la campagne. Le tutoiement est de mise.  Chaque adhérent enfile une «chasuble», comme la nomme amusé un militant, de couleur bleu de France. Au dos de ce qui ressemble à un K-way est inscrit en lettres capitales blanches : «Marine présidente» . Chacun cherche la taille adaptée à sa corpulence, X, XL, S ? Pierre-Emmanuel Rivière enfile le sien par-dessus sa veste en tweed ornée d’une pochette colorée, non sans une petite moue. Les tenues ne sont pas les plus seyantes, mais «elles sont efficaces pour aller tracter sur les marchés», souligne Patrick Yvars, directeur départemental adjoint du RN92. «On nous voit de loin, et ça coupe du vent», conclut-il.

Devant le mastodonte, il y a comme une atmosphère de départ en colonie de vacances, ou d’une équipe de supporter se rendant à un match de foot. Sous l’impulsion de Christophe Versini, le délégué départemental des Hauts-de-Seine, le groupe tout harmonisé en bleu de France se rassemble devant le car bleu marine pour immortaliser une photo immédiatement postée sur les réseaux sociaux de la délégation départementale. La communication en temps de campagne présidentielle est un plat qui se mange show.

Des cars à hauts risques

Le chauffeur, qui loue deux bus pour cette opération, se désole d’un nouveau caillassage ayant eu lieu la veille. Il montre les photos des dégâts. «Ça s’est passé dans les Ardennes», explique-t-il. C’est le troisième car du dispositif qui se fait attaquer. À Marseille, le car affrété pour la convention présidentielle n’a pas pu se rendre à Reims. «Le chauffeur a même été blessé à la main», s’indigne le conducteur, sidéré. Un autre bus a aussi été attaqué le week-end précédent du côté de Nantes. Pierre-Emmanuel Rivière remarque que «c’est toujours les mêmes!». Les mêmes, ce sont «les racailles et les antifas». Le jeune cadre l’assure: «Quand on sera au pouvoir, voilà justement le genre de comportement qui ne sera plus toléré».

Le bus est mis à la disposition de la délégation départementale pour quelques jours, avant de poursuivre sa tournée vers un autre département de la région Île-de-France. Treize cars tournent dans tout le pays, un par région. «L’objectif est de couvrir 5000 marchés», explique Christophe Versini. Cette opération, empruntée aux campagnes nord-américaines, a déjà été mise en place lors des précédentes élections régionales. Mais la Commission des comptes de campagne a refusé la prise en charge des frais de flocage, estimés à 15000 €. La décision est contestée par le RN. Cette fois-ci, des juristes évoquent l’article R27 du code électoral sur l’utilisation des trois couleurs nationales et la règlementation sur la taille des affiches, ainsi que l’article L51 sur les modalités d’affichage relatif à l’élection. Au regard de l’article R581-48 du code de l’environnement sur l’usage de la publicité sur les véhicules terrestres, cet affichage pourrait être considéré comme illégal.

Tractage de militants du RN à Levallois-Perret le 20/02/2022. Photos © Céline Dupuis / Maria Perianez

 

«Welcome aux étrangers»

Après la séance de selfie, la quinzaine de militants embarque dans le car. À bord, Patrick Yvars, , ancien haut fonctionnaire de police et commissaire divisionnaire honoraire, lance : «Allez, au Mont-Saint-Michel!», en référence au meeting du candidat Éric Zemmour qui a eu lieu la veille sur le site normand. Les militants rigolent. «Oh oui! j’y suis jamais allée», s’exclame Myriam Celnik, candidate aux élections départementales de 2021 à Neuilly-sur-Seine. Que pense-t-elle de la candidature d’Éric Zemmour? «Il est dur. L’important, c’est que Marine se maintient. Elle a une résilience exceptionnelle». Au fond du bus, Hadrien, 22 ans, annonce le départ d’un jeune militant «parti chez Zemmour. Mais c’est pas contre nous», ajoute-t-il. Agnès, qui a voté Mitterrand en 81, s’étonne surtout de la recomposition politique autour de Macron. Mais, tous les militants croient en la victoire de leur candidate. «Cette fois, Marine peut gagner», estime Daniel.

L’aspirante à l’Élysée a déjà gagné un prénom. Alors que tous les autres candidats sont évoqués par leur patronyme, les sympathisants usent d’un «Marine» familier, comme s’ils parlaient de leur bonne copine, pour parler de Marine Le Pen. Les passagers embarqués ce jour-là dans le bus à son effigie correspondent à l’évolution du vote nationaliste remarquée par plusieurs études (voir encadré). Il y a cinq femmes, six jeunes de moins de trente ans, deux policiers (dont un commissaire divisionnaire et un ancien policier). Tous ces voyageurs marinistes sont issus de la classe ouvrière et moyenne. Daniel s’est engagé au RN depuis 2018. Il militait auparavant chez Les Républicains (LR). Il a voté Marine Le Pen en 2017, après avoir quitté LR suite de la primaire. Andrea est étudiante. Elle milite depuis 2021. À 18 ans, elle va voter pour la première fois. Elle a choisi «Marine» pour les questions liées à l’insécurité. Dominique acquiesce. Il a «une fille de 24 ans qui suit le RN depuis qu’elle a été agressée, plusieurs fois».

Dominique Leroc était déjà adhérent à l’époque de Jean-Marie Le Pen qu’il appréciait pour son «franc-parler». Même s’il a été très déçu par la défaite de 2017, il l’assure: «Aujourd’hui Marine est prête. Il y a une nouvelle équipe et il y a tout le potentiel pour gagner». Dominique a été militaire pendant huit ans, dix ans policier, puis marin dans la marine marchande. À l’armée, il votait «pour le président en place, comme tout le monde». Son père aussi était militaire, et sa mère socialiste. Il estime que la France est mal gérée depuis des années et identifie deux problèmes principaux: le pouvoir d’achat et l’insécurité, souvent liée à l’immigration selon lui. Mais Dominique ouvre les bras: «C’est welcome aux étrangers, mais faut aimer la France.» Il milite pour retrouver cette France des années 70/80 où il faisait bon vivre. Le Breton part vivre à l’île Maurice où il a acheté une maison pour y passer sa retraite. C’est un pays qu’il connaît bien car sa femme, décédée, en était originaire. Le veuf s’est depuis remarié avec une Chinoise.

 

«Sauver la France»

Sur un autre siège, René Kimbassa poste les selfies avec son téléphone. René est né au Congo en 1967. Il est «arrivé en France en 1973, en regroupement familial». Son père était venu comme étudiant. René a demandé sa naturalisation il y a une trentaine d’années, même s’il y pensait depuis la terminale. Il se présente comme «un jeune militant mais un vieux sympathisant du RN». René a voté pour Marine Le Pen en 2017, mais n’a adhéré au Rassemblement national que cette année. Il a «d’abord été socialiste, sous l’influence des médias», précise-t-il. Le blogueur a créé la chaîne citoyentv.fr qui se décline en un détonant «Afrique patriote, Amérique patriote, France patriote». C’est à la suite des crises en Côte d’Ivoire et en Libye que «le positionnement différent de Marine Le Pen par rapport à la doxa générale» a commencé à l’interpeller. En 2012, il a visionné le long entretien que Marine Le Pen avait accordé à Télésud, une chaîne animée par la diaspora africaine. Marine Le Pen analysait que l’arrimage du franc CFA à l’euro était un drame pour l’Afrique, et proposait d’augmenter l’aide au développement.

René estime, «en tant que Français originaire d’Afrique», que «Marine Le Pen a une vision équidistante et gagnante-gagnante des relations internationales». D’après lui, «beaucoup d’Africains savent qu’elle a raison mais, ce qui les retient, c’est la pression sociale. » Il ajoute qu’« il y avait beaucoup de vidéos de Marine qui tournaient dans la diaspora africaine en 2011-2012». Alors que le car arrive à destination, René conclut : «Je viens de la gauche, [et] je suis patriote. Je suis d’origine africaine, [et] je suis patriote. On n’agit pas pour un lobby ou une communauté, on agit pour son pays». Il raconte qu’il a été très bien accueilli au sein du parti, qu’il « s’est tout de suite senti chez lui, entre amis», alors qu’il a «souvent vécu du racisme parmi les socialistes» qui s’exprimait dans des remarques le renvoyant à ses origines : «T’es noir, tu ne peux pas penser comme ça». Il insiste : «Le Rassemblement national rassemble des personnes de divers horizons, et ensemble, dans nos diversités, on peut sauver la France».

Le discours d’une «France à sauver» est récurrent dans la bouche des militants à bord du vaisseau bleu marine qui tourne dans les rues de Levallois-Perret.

Militants du Rassemblement national à Levallois-Perret le dimanche 20/02/2022 – Photo © Maria Perianez / Céline Dupuis

Débarquement en terres balkaniennes

«Votez Marine !» L’escadrille de la quinzaine de militants du RN débarque devant le marché couvert de Levallois-Perret (92). Le bleu de France envahit le croisement des rues Henri-Barbusse et Gabriel Péry. Deux jeunes militants de Reconquête!, casquettes blanches «Zemmour 2022» vissées sur la tête se décalent au vu du nombre de marinistes qui investissent leur «croisée des chemins». Pierre-Emmanuel Rivière, jeune cadre de Génération nation, la couveuse du Rassemblement national, s’empresse d’aller saluer les militants de Génération Z, le vivier des zemmouristes. Check amical entre les deux jeunes qui se reconnaissent du même camp. «J’adore votre programme parce que c’est le nôtre !» pointe d’emblée Pierre-Emmanuel Rivière.

À droite, première division nationale

Une militante qui était sympathisante RN et qui est passée chez Reconquête! l’admet : «Il y a très peu de choses de différentes. Je ne sais même pas pourquoi on arrive pas à s’entendre d’ailleurs !». Pierre-Emmanuel Rivière lui renvoie son questionnement. Il y a pourtant de nombreuses divergences entre les deux programmes qui justifient justement la candidature du polémiste. D’ailleurs, Nadine explique qu’elle a rejoint le parti d’Éric Zemmour parce que Marine Le Pen a adouci son programme. Elle regrette que la candidate du RN ne veuille «plus sortir de l’Europe par exemple». Le jeune membre de la direction nationale lui rétorque que «Zemmour ne sortira pas de l’Europe non plus. Personne ne va quitter l’Union européenne !». La bataille n’aura pas lieu et les militants se donnent rendez-vous au second tour. «On a beaucoup plus de points communs que de discordances ! Le but, ce n’est pas de rester dans un vote contestataire, mais d’arriver au pouvoir. Et à 37 points au second tour, ce n’est pas Éric Zemmour, quoique j’apprécie énormément le personnage, qui pourra y aller. Il est trop clivant, et Victor Hugo disait : On ne fait pas une révolution avec du mauvais style».

Pierre-Emmanuel Rivière, 22 ans, ingénieur, membre de la direction nationale du RN – Photo © Maria Perianez / Céline Dupuis

Pour Pierre-Emmanuel Rivière, la jeunesse révolutionnaire se trouve aujourd’hui dans le «camp national», et non à gauche. Son père est militaire, mais c’était «un homme effacé». Sa mère est «anarcho-trotskiste». Le jeune coordinateur des opérations de tractage et collage a lu Marx, Engels, Tocqueville, etc. Il évoque même Rosa Luxemburg. En désaccord avec ses parents, le jeune révolutionnaire de droite a quitté le domicile familial à l’âge de 17 ans. Il n’a pas revu sa famille depuis son départ. Le fugueur a «dû dormir sous le pont de Bougival durant trois jours». Une épreuve qui l’a marquée et se trouve à la source de son engagement. Il a toqué à la porte des services sociaux qui ne l’ont pas aidé car, dit-il, il est «Français». Les services de la commune lui aurait rétorqué de retourner dans sa famille.

Pierre-Emmanuel a été accueilli par les parents de son meilleur ami à Saint-Germain-en-Laye pendant plusieurs mois. «C’est aussi le sens de mon engagement politique. Je parle d’honneur et de sacrifice personnel. Le colonel Philippe Delpont, Dieu lui rendra grâce de cela, le jour où je me suis présenté devant sa porte, il m’a dit : «Pierre-Emmanuel, la confiance se gagne tous les jours, dès lors que tu n’as pas failli à la mienne, tu es ici chez toi». Quand vous vivez ce genre d’expérience, c’est assez fort en émotion, et vous avez envie de le retranscrire, vous avez envie d’aider les gens qui ont du mal à finir les fins de mois». En avance de deux ans, le bachelier était alors en école d’ingénieur, et travaillait tous les matins comme manutentionnaire dans une grande surface. Il ajoute qu’«sait ce que c’est que de travailler. pas comme ceux qui parlent à la télé».

Féru d’histoire, de littérature et de philosophie, et rompu au discours politique, Pierre-Emmanuel Rivière parle vite. Le jeune cadre enchaîne les éléments de langage et les références. Face aux militants de Zemmour, il avoue «même avoir commencer à militer au RN après avoir lu La mélancolie française» (un livre d’Éric Zemmour). Mais s’il dit admirer l’écrivain, le volubile militant estime que «Zemmour n’a aucune chance de gagner». Pierre-Emmanuel veut «l’accession au pouvoir» et, selon lui : «seule Marine est en mesure d’y arriver».

À droite, seconde division nationale

Une demi-douzaine de sympathisants de Valérie Pécresse, interdits face à cette invasion bleu de France sur leur territoire de tractage, se replient stratégiquement sur le trottoir. Mais les jeunes marinistes entament une discussion avec les vieux militants des Républicains à la chevelure blanche ou poivre et sel. Plus qu’une ligne de front, c’est un gap générationnel qui saute aux yeux entre les deux armadas. Les retraités de la droite libérale renvoient les jeunes nationalistes au «passé douteux du Front national» en évoquant la guerre d’Algérie. Nicolas, 22 ans, s’étonne de cette constante référence à un passé qu’il n’a pas connu. «Jean-Marie Le Pen n’a plus de ligne éditoriale au RN depuis longtemps», appuie Pierre-Emmanuel Rivière. D’ailleurs, le militant pointe aussi un changement de ligne chez «Valérie Pécresse qui reprend tous (les) éléments de langage (du RN)». Les deux bataillons interrogent la notion de «communauté nationale», mais n’en ont pas le même périmètre, cause de la discorde. À court de munitions verbales, Les Républicains battent définitivement en retraite. In fine, casaques bleues et têtes blanches s’accordent tout de même pour dire que «l’important, c’est de construire un avenir pour les jeunes». Reste à savoir s’il sera en commun…

Balkanisation militante

Alors que les partisans s’échangent arguments et contre-arguments, les Levalloisiens tentent de se faufiler entre les lignes de front. L’accueil des passants est plus ou moins circonspect face à cette unité bleue qui a envahi leur place. Dans la ville longtemps gérée par le couple Balkany, le Rassemblement national fait entre cinq et quinze points de moins qu’à son niveau national selon les élections (voir infographie). Mireille, une vieille dame de bientôt 92 ans, masque FFP 2 sur le visage, s’arrête avec son caddie à provisions. Elle s’insurge contre cette présence militante: «C’est offensif. Ici, c’est Balkany, ils ont toujours combattu le FN. Zemmour, Le Pen, au chiotte!» Personne ne relève.

Une journée avec des militants du RN à Versailles

«Bonjour chère madame, le programme, huit pages de lecture pour votre week-end !». Anne Jacqmin, 52 ans, est rompue aux techniques militantes sur les marchés de Versailles dans les Yvelines. Élue conseillère municipale du Rassemblement national (RN), le marché Saint-Louis au pied de la cathédrale historique est son territoire depuis l’adolescence. Elle discute avec tous les commerçants des étals qui l’accueillent tous avec le sourire. Adhérente au Front national depuis 1986, la «fille de Versaillaise depuis quatre générations» par sa mère et de père kabyle a vu la population de Versailles changer au cours des années avec l’arrivée de Parisiens fuyant la capitale. Le tractage de ce samedi matin de février balance entre le soleil qui inonde une partie de la place et les frimas de l‘hiver de l’autre bout de la rue.

En guise de «programme», le prospectus de campagne présente sur deux pages Marine Le Pen: «une femme enracinée» accompagnée d’une photo avec sa mère, suivi d’une photo d’elle portant l’un de ses enfants bébé titrée «une mère qui a toujours préservé ses enfants», à côté on découvre «une femme passionnée» illustrée d’une photo de chaton dans ses mains. Plus bas, c’est une Marine Le Pen «issue d’une famille de marin-pêcheur» qui est à la barre d’un voilier au large de La Trinité-sur-Mer. Suivent une double page politique chapeautée «une femme de convictions» qui donne à voir «l’avocate de tous les Français» à la «stature internationale» en compagnie de Michel Aoun, Idriss Déby, Janez Jansa, Vladimir Poutine, Matteo Salvini, Mateusz Morawiecki et Viktor Orban, sans oublier la Une du Time datant de 2014. La propagande se termine avec une double page indiquant ses «premières décisions à l’Élysée». Mais, en ce samedi 26 février 2022, les interpellations des passants tournent toutes autour de la candidature d’Éric Zemmour.

Versailles Rive droite / Rive droite

«J’aimerais bien qu’elle passe… Mais pourquoi ils ne se mettent pas d’accord !?» interroge une passante sans jamais prononcer le nom de l’autre candidat en question, Éric Zemmour. La Versaillaise, la quarantaine énergique, lunettes de soleil, petite veste de toile, prend le tract de «Marine Présidente». Anne Jacqmin soupire : «Qu’est-ce qu’on aimerait ça…» L’électrice insiste : «Mais vous ne pouvez pas leur dire, c’est pas possible ?!» et se désole de «la concurrence entre les deux candidats qui risque de n’en faire passer aucun», alors que «nous sommes tellement nombreux!»

Les résultats des précédentes élections sur Versailles contredisent l’enthousiasme de l’habitante. Bien que votant traditionnellement à droite, l’électorat de la ville a voté Emmanuel Macron lors des derniers suffrages. Seule exception notable, le bureau de vote n°10, situé à proximité du camp de Versailles-Satory et ne compte que des gendarmes et famille de gendarmes sur la liste électorale, qui avait voté à 46,1 % en faveur de Marine Le Pen en 2012. Ce résultat ponctuel témoigne du léger sur-vote des militaires et policiers en faveur du FN/RN qu’y se retrouve dans toutes les villes de garnison. Du moins avant l’émergence de la concurrence d’Éric Zemmour.

«Marine, trop à gauche»

Un officier de l’armée, grand gaillard d’1m90, denim jaune, caban, tire son caddie rempli de provisions. Il confie à Anne Jacqmin avoir décidé de voter en faveur d’Éric Zemmour. Le militaire avait pourtant toujours voté FN puis RN. Mais il reproche à Marine Le Pen de «manquer de charisme». Anne Jacqmin tente de le convaincre de choisir plutôt «le pragmatisme de Marine» et lui donne rendez-vous au second tour. «Ils ont des personnalités différentes mais il y a quand même pas mal de point commun», conclut-elle. Cet argument de la similitude entre les candidats émerge souvent. Mais la lecture des programmes respectifs contredit cette vision. Beaucoup de choses différencient les deux candidats: la question de l’âge de départ à la retraite, le rapport à l’islam, etc. Ce sont les questions liées à l’immigration et la préférence nationale qui sont communes aux deux candidats nationalistes. Sur cette ligne, les Versaillais qui font leurs courses sur le marché du quartier Saint-Louis sont nombreux à rétorquer aux militants du RN qu’ils préfèrent glisser un bulletin Zemmour dans l’urne. Une habitante reprend même les mots de Gérald Darmanin : «elle est trop molle» en évoquant la candidate. Une autre juge Marine Le Pen «courageuse, mais trop à gauche».

«Le prix du kilowatts est le même pour tout le monde»

Anne Jacqmin, qui est issue d’une famille de professeur et a grandi dans une ambiance socialiste, se désole de ces classifications : «Avant on disait que l’on était trop à droite, maintenant on dit que l’on est trop à gauche, alors si être pour la justice sociale, c’est être de gauche, eh bien, si ils veulent. Le prix du kilowatts est le même pour tout le monde. Que l’on soit de droite ou de gauche, tout le monde a la même la facture à la fin du mois. Elle a doublé pour tout le monde. Nous, on est sur des pragmatismes. La gauche a abandonné le peuple. Seule Marine s’occupe des gens maintenant».

Thomas de Chalard, 37 ans, assistant parlementaire de la députée européenne RN Mathilde Androuët, ne comprend pas cette accusation reprise d’Éric  Zemmour. «Le protectionnisme intelligent, le localisme, le multilatérisme, la préférence nationale, ce n’est pas des idées de gauche ou de droite. Nous, on est critique envers le clivage droite-gauche, ça c’est sûr». Le grand échalas milite depuis depuis 2013 au sein du Rassemblement national. Mais le parti reste un parti de droite. Un constat s’impose cependant: «les militants ne se font plus insulter». Sur le terrain, «la dédiabolisation» du parti contraste avec les bousculades des années FN de Jean-Marie Le Pen.

«Un couscous catholique»

«À Marine !». Les militants trinquent à la victoire de leur candidate autour de deux bouteilles de Vino verde, assis à la terrasse de Chez Gaby, le bistrotier Portugais installé sur la place du marché depuis 1976. Anne Jacqmin venait déjà y faire des parties de baby-foot en sortant du lycée. La Versaillaise-kabyle a été vingt ans cadre chez Areva. Elle a travaillé comme expatriée au Kazakhstan. Depuis neuf ans, elle a créé sa société dans la «tech-digital». Le sujet principal qui préoccupe la conseillère municipale, c’est le pouvoir d’achat, mais d’autres évoquent aussi les problèmes d’insécurité.

Brigitte, la cinquantaine, mariée, deux garçons, a longtemps vécu à Barbès, dans le 18è arrondissement de Paris. Elle tenait un magasin de chaussures où elle a subi plusieurs cambriolages et agressions. Le jour où elle «s’est retrouvée avec une lame d’Opinel de 15 cm sous la gorge», mime-t-elle, elle a vendu son magasin et est «venue s’installer à Versailles avec mari et enfants». Elle milite en compagnie de son plus jeune fils, Cyril, 23 ans, assistant commercial, en secret de sa fille mélenchoniste qui connaît ses idées mais pas son engagement au RN.

Assis à côté de Cyril, il y a Gaétan, 33 ans, un militant du Front national «de lignée familiale». C’est un jeune homme baraqué qu’il ne faut certainement pas chercher. «En tant que mi Basque mi Breton,  j’ai pas une tête à voter à gauche», dit-il en souriant. À la question de savoir ce qu’est une tête qui vote à gauche, il lève les sourcils : «pas la mienne». De l’autre côté de la table, est assis un haut fonctionnaire du Ministère de la justice, duffle coat et petites lunettes, bientôt à la retraite, qui préfère garder l’anonymat. Il a baigné lui aussi dans un climat plutôt socialiste, avant de basculer au RN, «comme beaucoup de ses collègues», confie-t-il, mais «cela ne se dit pas».

Après l’apéro, Anne, Thomas et le haut-fonctionnaire partent déjeuner chez Momo, le patron du restaurant L’espérance pour partager un «couscous catholique» s’amuse Anne Jacqmin, en référence à la conversion chrétienne du patron kabyle. De quoi reprendre des forces pour le collage de l’après-midi que Thomas nomme «la guerre des murs!». C’est qu’il y a à peine «1cm2 par habitant pour l’affichage», soupire Anne Jacqmin. La conseillère municipale attend surtout l’arrivée prochaine du car «Marine Présidente» pour aller tracter dans les villages alentours. La proximité avec la capitale fait du chef-lieu des Yvelines «la première ville de province». (À) Versailles, «c’est déjà la campagne!»

FOCUS sur L'ÉLECTORAT MARINISTE

Un vote de classe

Le vote nationaliste a changé depuis la première percée du Front national de Jean-Marie Le Pen aux élections européennes de 1984. Le politologue Jérôme Sainte-Marie explique que « le vote pour Marine Le Pen est étroitement lié au faible prix de l’immobilier, c’est-à-dire à l’éloignement des métropoles, mais aussi des littoraux ». Cela correspond à une fracture politique à la fois sociale et territoriale apparue dès le référendum sur le traité de Maastricht en 1992. Le politologue analyse le vote pour Marine Le Pen comme un vote de classe. Selon un sondage Ifop de mars 2021, Marine Le Pen obtient la moitié des voix chez les ouvriers et un tiers des suffrages chez les employés. Bien plus que le Parti communiste lorsqu’il faisait le plein de voix dans ce même électorat.

Un vote jeune

D’après une étude de l’Institut Montaigne, réalisée par le sociologue Olivier Galland du CNRS et Marc Lazar de Sciences Po, datant de septembre 2021 sur 8000 jeunes, 55% des 18/24 ans n’ont aucune idée de leur positionnement politique. Cette désaffiliation et ce désengagement politique sont un « effet de génération » inédit d’après les chercheurs. L’utilité du vote est même remis en cause par 1 jeune sur 3 qui considère que cela ne sert à rien d’aller voter. Selon une autre enquête de janvier 2022 réalisée par l’IFOP, 58% des 18/30 ans prévoient de s’abstenir à l’élection présidentielle de 2022. Lors de l’élection 2017, ils étaient 21,6% d’abstentionnistes contre 14,6% pour l’ensemble des français. Pour les votants de cette classe d’âge, c’est Marine Le Pen qui arrive en tête du vote des jeunes. Elle fait 25% chez les moins de 30 ans, et même 30% chez les 25/30 ans, soit le double de son pourcentage national qui la donne autour de 15% selon les instituts de sondage. Le vote le Pen a doublé pour la catégorie d’âge des 18/26 ans entre 1988 et 2017. Il a quadruplé pour les femmes du même groupe d’âge sur la même période.

Un vote féminin

En 1988, le FN récoltait 8,7% des voix des plus jeunes électrices contre 31,9% trente ans plus tard. La proportion chez les femmes âgées de 47 à 56 ans a même triplé (alors qu’elle n’a même pas doublé chez les hommes de la même tranche d’âge). C’est un changement majeur dans l’électorat du mouvement qui inverse le « Radical Right Gender Gap » (RRGG) identifié par la chercheuse américaine Terri Givens pour qualifier la percée électorale masculine des droites radicales populistes dans les années 80. Il n’y a quasiment plus d’écart entre les votes masculins et féminins. D’après l’étude d’Abdelkarim Amengay, Anja Durovic et Nonna Mayer parue dans la Revue française de science politique en 2017, « Marine Le Pen a réussi à attirer et à fidéliser une nouvelle génération de femmes, arrivées à l’âge de voter en 2012, qui n’ont connu du FN que sa face « dédiabolisée » incarnée par sa nouvelle présidente. » Les auteurs analysent un effet « Marine Le Pen », femme « moderne » qui dit comprendre les femmes qui avortent, ouvre le parti aux gays, assumant sa vie de femme-divorcée-remariée-mère célibataire, allant jusqu’à se définir dans sa biographie comme une « quasi-féministe ». Catherine Achin et Sandrine Lévêque dans Jupiter is back… (French Politics, 2017) qualifie cette stratégie de « normalisation genrée ». Ainsi, en 2002, les femmes représentaient 43,5% de l’électorat lepéniste, 50% en 2012 et 56% en 2017. Le vote Le Pen est devenu majoritairement un vote féminin.

Un vote sécuritaire

En 2019, une étude de la Fondation Jean Jaurès menée par Jérôme Fourquet et Sylvain Manterach dans les communes de casernes montraient qu‘au premier tour de l’élection de 2017, Marine Le Pen recueillait parfois près du double de son score national de 21,3%. Une étude du CEVIPOF de mai 2021 confirme que 44% des policiers et militaires pensent voter Marine Le Pen. (Nota : Cette étude a été réalisée avant la candidature d’Éric Zemmour.)

C.D.