Détruit par l’Europe... A 25 ans, aprés 5 ans d’errance, ce jeune érythréen incarne les conséquences de la convention de Dublin sur le droit d’asile et les inégales conditions d’accueil des réfugiés dans les pays européens. Son histoire est aussi un sérieux coup de canif dans la belle image qu’on essaie de nous faire accepter, d’une Europe qui protège et qui intègre. cette histoire n’est malheureusement qu’une seule parmi des milliers d’autres. J’ai d’abord pris le métro jusqu’à une gare. Puis un train jusqu’à une autre. Là j’ai attendu un mini bus spécialement destiné à mon transport. Me rejoignent une femme et deux enfants. On nous transporte jusqu’à un lieu excentré, près d’un aéroport, un lieu caché derrière des arbres. J’attends devant une grille qui s’ouvre automatiquement, lentement, après que j’ai appuyé sur un bouton. Une caméra m’observe. Des barbelés aussi. Là on vérifie mon passeport. Sous les indications d’un homme en uniforme, je me place contre un mur, pendant qu’une autre caméra me prend en photo. Toujours sous ses indications, je place mon index droit sur une diode rouge, qui scanne mon empreinte. Je pense, par réflexe, que j’aurai dû brûler mes doigts, comme vous tous, sur ces fers rougis par le feu d’une jungle. [1] On me demande qui je viens voir, quand je donne ton nom, on hausse les sourcils et me demande ton numéro. Ton numéro. Dans les conversations du personnel, ce numéro n’est pas ajouté, comme précision pour faciliter le travail de celui qui part te chercher, non, tu es ce numéro adossé à une photo, et plus rien d’autre. On m’indique que je ne peux rentrer avec mes cookies, pas avec mon briquet non plus, ni avec mon paquet de cigarette ouvert. Ni même mon téléphone. J’obtempère à la fouille au corps. Je passe une porte ouverte électroniquement. Je traverse une cours sous le regard des caméras et des barbelés. J’attends devant une porte. On vient l’ouvrir à renfort de grosses clefs sécurisées au ceinturon d’une femme en uniforme. Je traverse une autre cours, encore sous les mêmes regards. J’attends encore devant une porte, première d’une série sécurisant un sas. Aucune ne peut s’ouvrir si les autres ne sont au préalable refermées. J’atteins enfin une pièce, surveillée par deux gardes, homme et femme en uniforme. Moquette, fauteuils autour de tables numérotées, télé dans le fond, jouets aussi, distributeur de café et de chips. J’attends. Une nouvelle fois le bruit de clef m’indique que quelque chose va se passer. Ton numéro est crié. Une caméra m’observe. Je suis gênée d’être présente lors des élans amoureux de cette dame avec son mari irakien, bientôt expulsé, devant tant de regards, ceux des enfants, ceux des caméras, les miens. Tu arrives. En retard, comme d’habitude. Mais peut être que cette fois-ci ce n’est pas de ta faute. Quand tu m’aperçois, tu ouvres grand les bras pour m’accueillir. On t’interpelle. On te demande ce que tu as dans les mains. Tu obéis. Montre ton lecteur MP3. C’est la première fois en 8 mois que je te vois répondre docilement à une injonction. Tu me souris timidement et souffles « shit guy ». La première fois que je t’ai vu, tu avançais caché par une capuche pour m’interdire de prendre des photos de tes frères et sœurs mangeant le repas que j’avais apporté, et retournais te fondre parmi eux dans la boue et la pluie d’un fossé du Pas de Calais. Le roi de la jungle. Tu as quitté ton pays, l’Erythrée, en juin 2003, pour un camp de réfugiés éthiopien, après avoir payé pour sortir d’une geôle, grâce à l’argent de ton père, pope orthodoxe qui a fuit les persécutions pour se réfugier à Jérusalem. [2] Là au bout d’un an et demi à ne rien faire que jouer aux cartes, tu décides d’aller au Soudan voir si tu peux y faire autre chose qu’attendre. Depuis tu as traversé le désert libyen et la mer méditerranée en remettant ta vie et ton argent à d’autres, par obligation. Tu te souviens des squelettes dans le désert, de l’essence que ces autres mettent dans l’eau pour éviter que tout soit bu trop vite, puis encore la prison, libyenne cette fois. Pour te sortir de là, tu arnaques toi-même ces autres qui viennent, curieux, te demander si de là d’où tu viens il y a aussi le soleil et la lune, si les gens comme toi meurent aussi s’ils tombent de trop haut. Incompréhension. Ignorance. Quand tu atteins enfin ce monde dont tout le monde parle, on t’enferme trois mois dans un camp pour étrangers, à ne rien faire. Le contact avec des cultures ignorées jusque là te laisse une cicatrice, faite à l’arme blanche, sur la poitrine, du côté du cœur. Tu ne réalises pas que ces nouveaux autres te trouvent « autre », tu t’habitues simplement à ne jamais être en contact avec eux. Seulement avec les uniformes. Tu es autorisé à rester, tu ne connais pas cette langue, tu ne sais pas comment t’y prendre, et personne ne t’explique comment ce nouveau monde fonctionne. Un an à tuer le temps dans un squat de Rome. Analina, joli nom pour un immeuble désaffecté, où les squatteurs se revendent la place une fois le départ décidé. Tu suis encore le groupe, imaginant qu’ailleurs tout est mieux, puisque tout le monde le dit. Tu découvres Calais pour la première fois, les squats, le froid, les autres en uniformes, le gaz, les courses poursuites et les beuveries avec les copains. Tu te débrouilles seul pour passer. Pour une fois tu ne paies pas. Tu entres la première fois en Angleterre fin 2005. Ayant tes empreintes digitales fichées en Italie, cela t’interdit l’accès au statut de réfugié, alors tu t’échappes vite de ces nouveaux uniformes. Tu rejoins ton frère, plus chanceux lui, et ta communauté. Tu vas de petits boulots en petits boulots, usine de poulet pré fris, conditionnement de vêtements. Un soir de fête trop arrosée pour célébrer l’arrivée de ta belle sœur, fraîchement débarquée légalement d’Ethiopie, la police ne retiendra que toi. Tu découvriras pour la première fois la rétention anglaise. Puis retour Italie, en juillet 2007. Tu me dis que les expulsés étaient mélangés aux passagers, mais menottés. Tu baisses les yeux de honte quand tu me précises ça. C’était la première fois que tu prenais l’avion. A l’aéroport de Rome, d’autres uniformes italiens t’ont donné un papier valable 5 jours, 15 euros, et d’un signe brutal de la jambe, tu m’expliques : « they just kick me out » (ils m’ont juste foutu dehors). Tu ne peux rien faire d’autre que de retenter ta chance, tu as un point d’attache maintenant. Calais encore. Les mêmes autres que tu regardes de loin. 18 jours de rétention à Coquelles, où les uniformes français s’aperçoivent selon toi que ni l’Italie, ni l’Angleterre ne veulent de toi, alors on te relâche simplement sans explication. Tu poursuis ta route, que tu sais maintenant vers nulle part. En octobre 2007, tu es de nouveau en Angleterre. Petits boulots. Galère. Tu te décides et va demander l’asile à la veille de noël. Nouveau nom, doigts brûlés pour donner un coup de pouce à la chance. Tu passeras ce noël en rétention -Quand tu me racontes, tu regardes tes doigts et me fais signe de les couper et riant- un mois plus tard tu es de retour en Italie, de retour à Calais. C’est à cette époque là que je te rencontre au détour d’un fossé, sous une pluie glaciale d’un soir de février, les gendarmes viennent de partir embarquant 4 hommes venus vous menacer si vous ne payiez pas la « location du parking ». Vous tous vous m’expliquez que vous avez repris ce parking par la force, car ces passeurs demandaient trop cher, et encore plus aux femmes, que beaucoup d’entre vous ont attendu trop longtemps sur Calais à cause d’eux. Tu précises : « i’m a good man ». Des heures de conversation, assis sur des jerricans au bord d’un fossé, tu essaies toujours de t’enfuir mais on te poursuit pour t’apprivoiser. Ça te fait rire. Les français que tu côtoies dans cette jungle ne sont pas comme les autres que tu n’as cessé d’apercevoir depuis que tu es en Europe, mais que tu n’as jamais compris et qui ont toujours eu peur de toi, ces français ne sont « pas pareil, ils sont fous ». Tu parles toujours de façon lapidaire. Tu ne t’expliques jamais. Tu me jauges tout le temps pour savoir quelle réponse me conviendrait, « T’es blanche, c’est pas pareil ». Aucune confiance, mais tu doutes, alors tu parles un peu et tu poses des questions, tu essaies de comprendre. Tu as finis par passer de nouveau, à ton tour, en juin 2008, tu es à Leeds, « à tuer ton temps ». « La jungle life me manque ». [3] En juillet tu m’appelles pour me dire que tu as demandé l’asile et que tu as dit « toute la vérité » - toute relative car tu as encore changé ton nom- et qu’ils t’ont laissé libre, qu’ils ne te renverront pas en Italie. Je sens que tu voudrais te réjouir mais tu n’es sûr de rien. « S’ils me renvoient, dans un mois je suis dans la jungle !! La jungle life me manque !! Shit life ! » En septembre tu tues encore le temps à Londres cette fois, c’est pour ça que tu prends toujours le bus, « c’est plus long, ça passe le temps ». Mais aujourd’hui, enfermé, tu m’avoues avoir manqué une nuit au foyer, où les autres t’ont envoyé, pour aller faire la fête avec tes amis, que d’autres t’ont donc jeté dehors, que tu t’es à nouveau fondu dans la masse, qu’en septembre déjà, cet appartement partagé avec 4 amis, était le tien, « avec ton argent » et qu’avec ces amis clandestins, tu échanges en fait un toit contre une vie sociale à l’africaine. Mais un nouveau contrôle de police pour une altercation avec ces autres, anglais, sans plainte, t’a encore renvoyé dans un de ces centres d’enfermement pour étranger. « _Pourquoi tu vas toujours demander l’asile, si tu sais pour tes empreintes, et qu’ils savent aussi ? _J’essaie ! Qu’est ce que je peux faire ? Sans papiers ? Rien ! _pourquoi tu n’as pas insisté pour rester au foyer ? Pourquoi tu ne les as pas laissé aller jusqu’au bout de la procédure, s’ils avaient l’air de te donner une chance ? Je ne sais pas…j’ai le cerveau plat… » Longue pause « _ Il parait qu’Obama a dit : il y a trois choses auxquelles il ne faut jamais croire, le temps, les femmes et les blancs… il est intelligent, il a tout compris. » Tu me regardes gêné, et tu ris en venant te serrer contre moi, tu souffles « haftey » ma sœur, comme pour te faire pardonner. Au bout d’un nouveau mois de rétention, tu t’étonnes de ne pas avoir eu de lettre de convocation pour un transport vers l’Italie. Tu ne sais pas dans quelle procédure ton dossier est entré. Tu apprends lors d’une conversation qu’engage avec moi un de tes co-détenus, que la durée de rétention en Angleterre est illimitée, pour ceux qu’on ne peut renvoyer nul part. Tu me demandes d’appeler ton avocat, sans oser m’avouer que tu ne comprends rien quand il s’adresse à toi. Tu es inquiet, sans rien montrer, tu voudrais qu’on t’explique mais tu ne fais confiance à personne. Et tu ne peux rien montrer, tu es bien trop fier pour montrer tes limites. Le roi de la jungle sans couronne. Quand tu me racontes les altercations entre gardes et retenus, un coup de tête qui a assommé un somalien, donc une bagarre, pour toi, anglais contre somaliens, qui éclate, ou les tentatives de suicide des nigérians par pendaison ou absorption de produit ménager, au son de ta voix je sens que ça te parait banal. C’est ton quotidien depuis presque trois mois maintenant. Un autre noël en rétention. Avec tes compagnons de chambrée vous partagez avec moi vos réactions. Certains rient jaune en considérant que leur destination étant leur pays, ils ne se voient pas perdre la vie pour ce genre de retour. Tu as les mêmes considérations, tu me dis qu’ils sont fous, que toi tu ne feras jamais ça, que tu veux vivre. Et tu les envies. [4] « Mon pays me manque. Ma mère. Parfois je voudrais pouvoir y retourner. J’irai en prison quelques années. Si dieu est avec moi je survivrai aux tortures. La prison ici ou là bas c’est pareil, mais après je serai libre, chez moi. Je déteste l’Europe. Je déteste cette vie. Tout ce que je voulais c’était la paix et la sécurité. Juste vivre. » [1] terme employé pour désigner les camps misérables ou les réfugiés s’entassent en France comme partout le long de leur parcours. [2] L’Erythrée est une dictature militaire à orientation communiste, les membres des communautés religieuses font très souvent l’objet de persécussions [3] terme générique chez les exilés au sujet de leur vie en France. [4] Les érythréens obtiennent l’asile en Europe à plus de 95%, même en cas de refus, il n’est pas possible selon les termes de la Convention de Genève de les renvoyer chez car ils seraient emprisonnés et torturés voire tués. Malte et l’Egypte ont déjà renvoyé des érythréens, il y a quelques années, qui depuis ont disparu dans les geôles gouvernementales. Envisager un retour équivaut à la mort. Tous le savent. |
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