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Haïti / Exclusion urbaine /

Explique moi le développement : interrogations sur le "communautaire"
20 juillet 2008 par Lucie Couet

Haïti est l’un des pays du monde où l’on trouve le plus d’ONG par habitants. Cette situation perdure depuis des décennies en raison de la "crise permanente" [1] que connaît l’Etat, et le pays en général. Pour qui ne connaissait rien aux ONG, au développement et à l’aide internationale vers le sud, comme moi, c’est un excellent terrain de découvertes et d’interrogations. Depuis quelques semaines, c’est la prégnance du mot "communautaire" dans les définitions de projets d’ONG qui me tarabiscote.

Le communautaire pour palier à l’absence d’Etat ?

En Haïti, l’Etat a été absent, pendant des décennies, des questions sociales. De prédateur sous les Duvalier, l’Etat a ensuite oscillé entre violence et absence pure et simple. D’ailleurs on entend très souvent en Haïti cette réflexion un peu désabusée "pa gen leta" ("il n’y a pas d’Etat", en créole). Sous la dictature (1957-1986), les ONG se sont par principe développées en dehors de l’Etat et ont commencé à intervenir auprès des communautés paysannes. Plusieurs types de méthodologie se sont développées, du religieux au coopératif. Puisque l’Etat est demeuré, depuis 1986, embryonnaire ou violent (particulièrement la période du coup d’Etat militaire entre 1991 et 1994 puis sous la deuxième présidence d’Aristide entre 2000 et 2004), les ONG ont poursuivi leur travail de terrain d’après ces principes. Avec raison sans doute dans la mesure où l’Etat était incapable de fournir connaissance ou compétences, à l’inverse des acteurs locaux au fait des besoins et contraintes du terrain.

Dans les faits, je suis la première à constater dans le projet auquel je participe qu’il est beaucoup plus facile de travailler avec les organisations locales, de les contacter, de faire des réunions avec elles, que de travailler avec l’Etat ou les collectivités locales. Les organisations de jeunes, de citoyens, d’habitants sont mobilisées et conscientes des problèmes qui se posent. Elles offrent bénévolement des services qui n’existent pas (ramassage des déchets, suivi scolaire...). Dans des périodes où l’instabilité politique était plus grande qu’aujourd’hui, sans doute pouvaient-elles être considérées comme des partenaires plus pérennes que les institutions publiques. Travailler directement avec des comités locaux permet également d’échapper, au moins provisoirement, à la corruption du pouvoir [2] .

Travailler avec les communautés pour dynamiser la démocratie

Devant le constat de la nécessité de construire la démocratie à la sortie de la dictature, construction qui était également une injonction des bailleurs internationaux, de nombreux acteurs du développement ont continué à travailler avec les communautés locales pour renforcer leurs capacités, leurs réflexions et leur position sur l’échiquier national. En effet, il n’y a pas de démocratie sans une société civile force de proposition et exerçant son contrôle. Le "paradigme" communautaire s’est donc coloré du paradigme démocratique et de la volonté de mobilisation populaire.

Par exemple, la Fokal (Fondation connaissance et liberté), où je travaille a appuyé des organisations paysannes et des organisations de défense des droits des femmes dans les années 1990, et jusqu’à aujourd’hui. Il s’agissait de les aider financièrement et techniquement (formation, gestion...). Cette période de transition démocratique, après la période dictatoriale, a vu naître de nombreux mouvements engagés. Ces associations jouent un rôle déterminant aujourd’hui dans la vie démocratique du pays en interpellant les politiques et la population, mais aussi en pesant du poids de leurs expériences et convictions pour améliorer les orientations politiques.

La présence et l’action de ces organisations a pu déboucher sur des projets de développement, par essence "communautaires". De mon point de vue, il s’agit du processus le plus naturel dans la vision "communautaire" : des groupes ont des réclamations et des projets, ils rencontrent des financeurs et techniciens, ils travaillent ensemble à réaliser leurs ambitions.

Le communautaire contre l’Etat ?

Pour résumer très rapidement les constats que j’ai pu faire, il y a donc, dans le paradigme communautaire, un facteur conjoncturel (l’absence ou la menace de l’Etat) et un facteur idéologique (confier à ceux qui savent et connaissent la maîtrise des projets sur leurs territoires). Et il y a des résultats probants sur le terrain bien sûr.

Mais la question du long terme m’inquiète. D’abord parce que si le communautaire s’est construit dans les lacunes de l’Etat ou en vue de sa construction, il ne peut pas s’en passer. Si vous créez des comités d’eau pour gérer l’eau potable dans un quartier, mais que l’Etat ne fournit pas d’eau, le comité n’a plus de raison d’être et le problème n’est pas résolu. C’est la raison pour laquelle de nombreux projets s’attachent à travailler de concert avec les ministères ou les mairies, même si les conditions de ce travail sont souvent épiques, voire vaines.

Ce qui est plus inquiétant, c’est lorsque le projet communautaire ne mentionne pas l’Etat. Par exemple, un projet de réduction de la violence communautaire qui ne fait pas de plaidoyer pour la justice ni d’information sur les droits des citoyens est de mon point de vue très questionnable. Comme si le "communautaire" pouvait être mis à toutes les sauces, sans autre finalité que la création, la mise en oeuvre puis la fin d’un projet. Si vous voulez agir sur la violence mais que vous ne faites pas appel à l’Etat, qui est le garant du droit, d’une certaine manière vous entérinez les injustices et les inégalités, voire vous les encouragez. En partant du principe que vous allez résoudre les conflits en vous passant de l’Etat, vous niez sa fonction primaire : le droit et la protection des citoyens.



Alors quand je lis ou j’entends des projets de ce type, tout empli de la bonne conscience de travailler avec les habitants, les "vrais gens", puis que j’écoute les réclamations incessantes des organisations à l’endroit de l’Etat, je me dis qu’il y a un sévère problème dans la méthodologie et la théorie communautaire. En un sens je ne peux m’empêcher de me dire aussi que de la théorie du développement communautaire, certains n’ont retenu que l’adjectif. Ne manquerait-on pas un peu d’idéologie et d’esprit critique dans le domaine ? Les réalisations de projet semblent parfois obéir à des besoins très éloignés des besoins réels. Je me pose la question.

[1] En référence au titre de l’ouvrage de Frédéric-Gérald Chéry sur le fonctionnement politique du pays : Société, économie et politique en Haïti. La crise permanente, septembre 2005

[2] C’est l’une des raisons pour lesquelles l’aide internationale, sous la dictature des Duvalier, a commencé à être versée directement aux ONG sans passer par les institutions publiques, pour éviter les détournements de fonds.




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