Compartiment pour dames à Mumbai Tout juste arrivée à Bombay, rebaptisée Mumbai en 1995, je ne résiste pas à l’envie de vous faire partager mes premières expériences de passagère du réseau ferroviaire historique de cette gigantesque agglomération. Aux heures de pointe comme il se doit… A peine débarquée, me voici déjà au cœur de la folie bombaïte, dans ce poumon économique (mais certainement pas écologique…) de l’Inde, où (sur)vivent près de 20 millions d’Indiens. Ils sont toujours plus nombreux à venir s’agglutiner dans la plus grande mégapole du pays, dans l’espoir d’y trouver un emploi mieux rémunéré ou, pour certains, d’échapper aux contraintes sociales et familiales de leur ville d’origine. Comme la plupart des travailleurs de cette Maximum City [1], j’habite à 90 minutes de mon lieu de travail situé à Colaba, quartier touristique fortement marqué par la présence de l’ancien colonisateur britannique. Chaque matin, j’emprunte donc obstinément le réseau de train local de la Western Railway, qui emporte quotidiennement plusieurs millions de passagers d’un extrême à l’autre de la péninsule… expérience terrifiante et surréaliste. Où les passagères de la Western Railway en route vers leur lieu de travail me séduisent par leur convivialité et bonne humeur... Petit matin, à Goregaon, station de départ : le train arrive, je monte dans le compartiment réservé aux femmes où règne une atmosphère relativement paisible et sereine. Fraîchement baignées, sûres d’elles-mêmes dans leurs saris et kurtas impeccables, maquillées et coiffées selon les standards de Bollywood, les femmes de Mumbai s’interpellent, échangent des propos et regards avenants et souriants. Une spécialiste des grille-pains se fait une joie de renseigner avec moult précisions un petit groupe de ménagères débattant des vertus respectives des différents modèles connus sur le marché… Ici et là, on ajuste sa tenue, sa dupatta (écharpe associée à l’ensemble tunique-pantalon ample), on se jette un rapide coup d’œil dans le miroir de poche et, à l’approche de la station finale, on recoiffe la chevelure abondante et soyeuse après lui avoir donné un dernier coup de peigne. Bref, le matin, la courtoisie est de mise : les passagères assises se proposent de prendre sur leurs genoux les sacs des voyageuses restées debout et chacune informe l’autre de sa destination. Je m’initie peu à peu à ce système de co-optation de « place en vue d’être libérée », où les « debout » réservent leur place auprès des « assises » qui la leur cèderont en exclusivité à leur descente. Le train file, le mouvement d’entassement-détassement des voyageuses suit son cours sans trop de heurts. Tirant profit de cette bonne humeur, des vendeuses ambulantes, jonglant habilement avec trois ou quatre paniers sur leur tête et à bout de bras, proposent aux coquettes consommatrices en puissance une multitude de bijoux fantaisies à 10 ou 20 roupies (40 centimes d’euros) : boucles d’oreilles, pinces à cheveux, chouchous multicolores, autres babioles non encore identifiés… Au fil des gares le train se vide, tout est calme, les dernières passagères descendent tranquillement au terminus de Churchgate pour rejoindre bureaux et boutiques climatisés du centre de la ville. Où la réalité bombaïte dépasse l’imagination d’une parisienne non avertie … Huit heures ont passé. Ce même terminus se transforme en gare de départ pour les banlieues où s’entassent les classes moyennes. Vaincue par une journée de travail, la courtoisie aussi s’est métamorphosée en indifférence et hostilité. Plus question de dignité au cours de ce redoutable trajet de retour vers le sweet home [2] : l’apparence, le corps, les gestes et les mots n’obéissent plus guère qu’à la volonté féroce de rester entière, sous la pression insupportable des corps transpirants et fatigués, entassés, écrasés comme dans des wagons à bestiaux. Cette image obsédante est renforcée par la présence des barreaux aux fenêtres (heureusement ouvertes), par la vision de la multitude de bras levés au bout desquels des mains anonymes s’agrippent à des crochets métalliques ou en bois ; à quoi s’ajoute le caquettement assourdissant de femmes faisant solidairement le trajet et surmontant fatigue, chaleur et entassement inhumain par un flot hystérique de paroles ininterrompues... C’est désormais la loi de la jungle. Les quelques chanceuses arrivées à temps se sont emparées des banquettes et tentent de faire la sourde-oreille à une téméraire qui, d’une tape autoritaire sur l’épaule, exige que ces dames se serrent un peu plus afin qu’elle puisse, elle aussi, poser son arrière-train sur un bout du précieux reposoir. A chaque nouvelle station le flux de voyageuses tentant de monter augmente, empêchant les autres de descendre et provoquant cris de douleur, colères furieuses, disputes interminables... Le wagon s’emplit de femmes jacassantes ou prostrées, hurlant dans leur téléphone portable ou somnolant tant bien que mal, le MP3 collé aux oreilles, au milieu du brouhaha et de la cohue. Parmi cette foule sans cesse remuante, un mendiant aveugle entonnant un couplet mystique d’une voix magnifique et déchirante parvient à récolter quelques pièces : maigre récompense pour son malheur infini, relativisant celui, provisoire, de toutes ces femmes ? Enfin, dernier et universel recours, les sucreries et en-cas de toutes natures (samosas, vadai, cookies, chips) sortis des sacs et engloutis sur-le-champ, apportent leur petite touche de douceur dans cet univers chaotique. Voici finalement venu le délicat moment de la descente. Il faut la préparer longuement à l’avance, à petits pas musclés et tenaces vers la porte béante, car une fois prisonnière du train rien ne nous assure de la sortie ! La pression de la foule montante est d’une telle puissance que l’on en vient à se demander quelle idée saugrenue nous est venue de vouloir descendre de ce wagon tellement attirant… Pourtant le flot des passagères mues par la même volonté finit par l’emporter et nous voici sur le quai, tout étourdies et titubantes alors que, déjà, le train s’éloigne à toute allure avec son chargement de travailleuses... et de travailleurs suspendus dans les airs, uniquement reliés à la matérialité du monde par cinq phalanges et la plante d’un pied. ... Bienvenue dans l’univers irréel, et pourtant si intensément et physiquement éprouvé, de Mumbai, The Gateway of India [3] ! P.S. Le Mumbai Mirror du 26 avril 2008 nous informe que l’association des chemimots vient d’écrire à la Central Railway. Objet de la revendication : l’allongement de la durée de stationnement en gare, afin de permettre à tous les voyageurs de monter et descendre à leur station. Les conducteurs sont en effet régulièrement victimes d’agressions violentes de la part d’usagers excédés. Sanctionnés en cas de retard, ils n’ont malheureusement aucune marge de manoeuvre et ne peuvent guère dépasser les 10 à 20 secondes d’arrêt, durée qui n’a pas bougé depuis 25 ans alors que, chaque année, 150.000 nouveaux citadins viennent grossir le flot des passagers... Quant aux usagers de la Western Railway, ils ont célébré la journée internationale des droits de l’homme du 10 décembre 2007 en organisant un boycott massif de la ligne ! Opération réussie, la ligne était quasiment vide, mais sans autre résultat pour le moment... [1] Suketu MEHTA, Bombay Maximum City, Paris, Buchet-Chastel, 2006 [2] « le doux foyer » [3] « la porte de l’Inde » |
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