Depuis le début de mon stage, je suis avec intérêt les actions en justice menées par le Codetras dans les Bouches du Rhône (voir www.codetras.org), ainsi que le travail d’Emmanuelle (autre volontaire de ce programme) avec le syndicat SOC en Andalousie.
Mais quand, comme dans les Pouilles, en Italie du sud, l’écrasante majorité des saisonniers est employée de façon illégale sous le contrôle de la criminalité organisée, le raisonnement juridique perd de sens et la lutte syndicale devient difficile. Quel type d’action envisager alors ?
Quand l’illégalité est la règle…
Dans son rapport publié en janvier 2008, Médecins sans Frontières estime que 90% des saisonniers étrangers dans le sud de l’Italie travaille sans contrat de travail [1]. Une grande majorité d’entre eux ne possède pas de titre de séjour. Ces données, bien que difficilement vérifiables, sont considérées proches de la réalité par la plupart des organisations locales.
Travail souterrain et exploitation : dans cette région il s’agit d’une réalité enracinée, qui touchait, avant l’arrivée massive de main d’œuvre étrangère, les franges les plus défavorisées de la population italienne, en particulier des femmes issues du milieu rural.
Depuis des dizaines d’années, le secteur agricole en Italie du sud est contrôlé par la criminalité organisée et géré à travers le système du « caporalato ». Le « caporale » peut être défini comme un intermédiaire entre les ouvriers et les employeurs, qui organise et contrôle la main d’œuvre et le rythme du travail. C’est lui qui sélectionne les travailleurs, négocie les salaires, et transporte les ouvriers sur les lieux de travail. De ces activités il tire tout son pouvoir, qu’il exerce souvent à travers des intimidations et violences en tout genre.
Le système du caporalato, qui permet de garder une main d’œuvre toujours soumise et d’abattre les coûts de production, alimenterait un business d’environ 25 milliards d’euros chaque année et permettrait aux entreprises agroalimentaires de la région de maintenir leur compétitivité sur le marché international. Pour cette raison, ce système serait plus ou moins toléré par la population locale et par les institutions [2].
….quelle place pour la lutte juridique et syndicale ?
Dans ce contexte, il est difficile d’imaginer la mise en œuvre d’une quelconque stratégie de lutte juridique et syndicale qui vise au rétablissement de l’état de droit des travailleurs.
D’une part, les ouvriers qui bénéficient d’un régulier contrat de travail, se livrent rarement à des revendications par peur de se voir licencier ou de ne pas voir leur contrat renouvelé l’année suivante, selon des mécanismes similaires à ceux qui se produisent dans les Bouches du Rhône en France ou en Andalousie.
Par ailleurs, bien que les heures de travail déclarées ne correspondent souvent pas à celles effectuées, et si les lieux de vie ne sont pas conformes aux critères de la loi, les travailleurs titulaires d’un contrat restent privilégiés dans un contexte où la négation des principaux droits humains est devenue la règle.
D’autre part, s’agissant de l’autre catégorie de travailleurs, la peur, la soumission, l’éloignement des centres habités, la fatigue, la précarité extrême rendent difficile tout contact de la part des organisations associatives et syndicales.
Quand bien même cela est possible, dans le cas de structures qui arrivent, malgré tout, à faire un travail sur le terrain, le choix de la stratégie à adopter n’est pas exempte de difficultés. Il faut faire face à l’illégalité la plus totale, à la résignation des migrants, à la dangerosité d’un système d’exploitation qui ne sont pas prêtes de disparaître.
Les saisonniers, victimes d’exploitation
Les conditions de vie et de travail de la plupart des saisonniers employés illégalement dans cette région dans le secteur agricole sont tellement dramatiques qu’on ne peut pas parler « simplement » de violation du droit du travail ou d’emploi souterrain.
Certaines organisations partent donc d’un autre point de vue, en considérant ces travailleurs migrants comme des victimes de la traite des êtres humains.
C’est le cas d’ Oasi 2, une structure associative qui réalise dans la région du nord des Pouilles un véritable travail de terrain dans les campagnes dans le cadre d’un projet de lutte contre la traite des êtres humains, projet appelé « Le città invisibili » (Les villes invisibles).
Toutes les semaines une unité mobile sillonne les campagnes des départements de Foggia et Bari à la rencontre des migrants, dans le but d’établir un contact avec certains d’entre eux, les sensibiliser sur leurs droits, et faire savoir à ceux qui demandent de l’aide que la loi peut les protéger en tant que victimes de l’exploitation.
Un titre de séjour pour « protection sociale »
En effet, l’article 18 du texte unique sur l’immigration prévoit la délivrance d’un titre de séjour pour « protection sociale » en cas de situations de violence ou de grave exploitation envers un étranger, caractérisées par des menaces concrètes à son intégrité.
Ce permis de séjour doit permettre à l’étranger de se soustraire à la violence et aux conditionnements de l’organisation criminelle dont il a été victime, notamment grâce à la participation à un programme d’assistance et intégration sociale.
Le titre de séjour délivré a une durée de six mois renouvelable pour un an, et peut être converti en permis pour études ou pour travail, dans le cas où l’étranger serait inscrit dans un établissement pour y suivre des études ou serait titulaire d’un contrat de travail.
Une bonne loi pas suffisamment appliquée
Cet article de loi est considéré comme l’un des meilleurs au monde dans le domaine de la lutte contre la traite, [3] car il reconnaît le statut de victime sans prévoir de contrepartie. En somme, si l’étranger arrive à prouver sa condition de victime, il pourra prétendre au titre de séjour sans obligation de dénoncer l’exploitant. En même temps, cet article prévoit de fortes actions de lutte contre la traite à partir des déclarations des victimes.
En pratique, l’article 18 a été bien appliqué mais seulement concernant l’exploitation sexuelle. Son application à l’exploitation par le travail fait débat. De nombreuses associations, telles que le Gruppo Abele, l’Asgi et la coordination contre la traite de la Caritas, estiment que cela est tout à fait possible et juridiquement valable.
En effet, même si la limite entre travail souterrain et exploitation n’est pas toujours claire, on peut identifier certains critères qui correspondent à la définition de l’exploitation prévue par l’article 18, notamment le confinement sur le lieu de travail, la privation des papiers de la part de l’employeur, les menaces et violences qui contribuent à maintenir le travailleur dans un état de forte soumission, le salaire très réduit, les horaires de travail exténuantes, le racisme, l’interdiction de quitter le lieu de travail…
Une application massive de l’article 18 au domaine du travail pourrait être un premier pas vers la reconnaissance des droits de centaines de travailleurs exploités, et ce pas uniquement dans le secteur agricole.