Comment résister à un système pensé pour l’exploitation ? En Andalousie comme au sud de la France, les agriculteurs des zones intensives de culture maraîchère sous serre recrutent la plupart de leurs travailleurs à l’étranger. Ils s’approvisionnent ainsi en main d’œuvre docile et bon marché en avançant l’alibi officiel d’un besoin de « saisonniers » non couvert par la population locale. Les conditions de travail sous les serres sont désastreuses, et l’action syndicale qui permettrait de défendre ces travailleurs agricoles est difficile à mener. En Espagne et dans le sud de la France, des syndicats et collectifs nous donnent pourtant des pistes pour inventer des formes de résistance à l’exploitation. Les travailleurs étrangers saisonniers sont une aubaine pour les agriculteurs qui les « importent » plusieurs mois chaque année et ne leur renouvellent leurs contrats que si ils rentrent dans leurs pays les mois d’inactivité. En France, des travailleurs du Maroc et de Tunisie font l’aller-retour chaque « saison » depuis 20 ans (plus de 30 ans pour les plus anciens) pour faire tourner les exploitations des Bouches du Rhône. On les appelle les « OMI » parce que c’est l’Office des Migrations Internationales qui se charge de leur introduction. S’ils décident de rester à la fin de leurs contrats, ils deviennent automatiquement sans-papiers. Cette précarité juridique est la clé de leur exploitation. El Ejido comme déclencheurEn février 2000, les émeutes racistes d’El Ejido révèlent à toute l’Europe la situation vécue par les travailleurs de la mer de plastique d’Almería : un apartheid où les Maghrébins et Africains travaillant dans les serres sont réduits à leur seule force de travail, exclus des logements et même des bars du centre ville. Le meurtre d’une Espagnole par un Marocain déclenche la folie de la population locale : les maisons et les boutiques des rares étrangers ayant pu s’installer dans le centre sont mises à sac, les journaliers osant s’y aventurer sont agressés. Une flambée de racisme qui réveille toute l’Europe. Ces émeutes sont le déclencheur en France d’une volonté de travailler ensemble pour dénoncer les conditions de travail et de marginalisation (juridique, sociale) faites à ces travailleurs. De nombreuses associations prennent alors conscience des ravages sociaux engendrés par l’obsession de compétitivité dans l’agriculture productiviste quel que soit l’endroit où elle s’implante : dans le sud de la France naît le CODETRAS, le Collectif de défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture des Bouches-du-Rhône. Un premier travail de conscientisation : le livre noir des « OMI »Pour faire connaître la situation de ces oubliés de l’immigration, le Codetras publie en 2003 un livre noir de l’exploitation des travailleurs étrangers dans l’agriculture du sud. Cela fait dix, vingt, parfois trente ans que ces ouvriers agricoles font l’aller-retour entre la France et le Maroc ou la Tunisie. Leurs conditions de travail sont catastrophiques, on leur paye rarement leurs heures supplémentaires, les dimanches et les jours fériés. Durant leurs contrats, six mois souvent prolongés à huit, ils participent à tous les travaux de la ferme, et sont payés au Smic agricole sans que leur ancienneté ne soit jamais prise en compte. Certains sont logés dans des logements insalubres. Parfois on déduit de leur salaire, le coût du logement et la prime que l’employeur paye à l’Office des Migrations Internationales pour chaque contrat.
Contre cette exploitation, aucune revendication possible, puisque toute protestation implique le non renouvellement du contrat à la saison suivante. Ils ne peuvent prétendre à travailler dans un autre secteur ou pour un autre employeur puisque malgré leur ancienneté, ils n’ont aucun droit durable au séjour. Sur leurs contrats on peut lire le tampon attestant qu’ils sont docilement rentrés les mois d’hiver, quand on n’avait pas besoin d’eux : « Vu au retour à la mission de l’OMI le (…) » La clé de l’exploitation : un droit au séjour dépendant du contrat de travailL’exploitation de ces travailleurs est la conséquence logique et un des ingrédients essentiels des cultures sous serre. Les agriculteurs soumis à la concurrence internationale et aux pressions de la grande distribution sont incités à baisser les prix de production, et le coût de la main d’œuvre est l’une des seules variables d’ajustement sur laquelle ils ont du pouvoir. Ils mettent donc en place des pratiques de précarisation et d’érosion du droit du travail pour rester rentables. Pour s’assurer la dépendance des travailleurs, les politiques européennes libéralisent le marché international de main d’œuvre (en créant des normes juridiques permettant de recruter à l’étranger) tout en renforçant le contrôle policier de la liberté de circulation et du séjour des étrangers. En effet, il s’agit de s’assurer que les travailleurs importés pour travailler pendant une période donnée dans l’agriculture locale, n’ait pas d’accès à d’autres branches du marché du travail moins pénible, et à un droit au séjour indépendant de leur contrat qui leur permettrait de s’émanciper du pouvoir de leur employeur.
Le système assure aux employeurs une fidélité et une docilité sans faille de leurs ouvriers. Et les pouvoirs publics y trouvent également leur compte ou du moins n’y voient pas d’inconvénients dans la mesure où cette main d’œuvre sommée chaque année de rentrer au pays ne représente pas une nouvelle population à intégrer. Comme le note Hervé Gouyer, juriste du CODETRAS : « la subordination et la dépendance sont telles qu’elles garantissent à l’avance contre toute velléité individuelle ou collective de rompre avec ce système. En effet, les deux formes de résistance que de tels ouvriers pourraient éventuellement développer à l’exploitation sans frein dont ils font l’objet, à savoir changer de patron ou de travail et se syndiquer, sont annihilées dès l’origine. » Il y a peu le saisonnier devait demander un certificat de liberté au patron pour pouvoir travailler pour un autre employeur la saison suivante. "Le profil adéquat à la fraise"A Huelva en Andalousie, où sont produites la grande majorité des fraises exportées en Europe, on s’assure également de faire venir des travailleurs dont on maîtrise la mobilité. Après avoir recruté pendant plus de cinq ans en Pologne et en Roumanie, les syndicats qui organisent le recrutement à l’étranger se tournent désormais vers l’Ukraine parce que « (…) ce pays n’est pas dans l’Union Européenne, et qu’il n’a pas pour le moment de possibilité d’y entrer. » En s’assurant le contrôle de la mobilité des travailleurs, le recrutement d’origine permet d’avoir à disposition des travailleurs aussi soumis que l’étaient auparavant les travailleurs sans papiers mais de façon légale. D’ailleurs, dans cette province, le recrutement d’origine a été mis en place lorsque les journaliers originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, qui représentaient l’essentiel de la main d’œuvre, sont devenus un peu trop revendicatifs. En 2001 et 2002, des mobilisations, grèves, et occupations révèlent leur détermination. Devant cette situation, les grandes coopératives locales décident de recruter dans les pays de l’Est, des femmes qu’ils supposent plus dociles. Aujourd’hui, ils semblent souffrir d’une sorte d’amnésie collective et expliquent à qui veut l’entendre que le recrutement d’origine a été mis en place du fait d’un manque de main d’œuvre, et qu’ils sélectionnent des femmes parce que « de façon générale, ce sont toujours des femmes qui ont fait le travail de la fraise. »
Quelle résistance inventer ?Pour améliorer les conditions de travail de ces ouvriers précaires qui n’ont souvent d’autres choix que de consentir à leur exploitation étant donné le différentiel de salaire entre leur pays d’origine et le pays où ils travaillent, quelle stratégie mettre en place ? L’isolement et la mise sous dépendance de ces travailleurs pourraient être rompus par la participation des syndicats des pays d’origine dans ce recrutement, comme le revendiquait Diamantino, un des fondateurs du SOC, à l’époque où les andalous vivaient la même situation pendant les vendanges en France. Le Codetras a lui développé un volet juridique : l’accompagnement des ouvriers dans les tribunaux et l’implication directe dans leur défense. Ce travail est fait tout particulièrement auprès d’ouvriers « libérés », ceux qui ne travaillent plus dans l’agriculture ou ont obtenu un droit au séjour et au travail. Ces derniers ne dépendent plus de leur patron et peuvent porter plainte sans mettre en danger leur présence sur le territoire ou le renouvellement de leur contrat. Mais la meilleure remise en cause du système reste d’obtenir pour ces travailleurs un droit au séjour illimité et non conditionné par le travail. Y’a plus d’saison »… mais y’a des saisonniers : cherchez l’erreurAujourd’hui dans bien des cultures, et tout particulièrement les cultures sous serre espagnoles et françaises : celles précisément qui importent les « saisonniers » étrangers, le terme de saison n’a plus tellement de raison d’être puisque dans des environnements sous serres, complètement maîtrisés (ou du moins maîtrisables par l’homme), il n’y a plus de saisons. On peut aujourd’hui manger des fraises en janvier, des tomates et des oranges toute l’année. La recherche sur les fruits a noyaux (abricots, pêches, cerises) tend elle aussi à étendre les périodes de production tout en adaptant les fruits aux besoins de la commercialisation : conservation et résistance au transport, et qualité de la présentation (aspect de la peau…).
On déverdit les agrumes pour pouvoir les commercialiser plus tôt, on « dessaisonne » les chèvres ou les brebis pour avoir du lait donc du fromage toute l’année. A Huelva, la fraise est plantée en octobre et ramassée jusqu’à juin, la framboise est produite toute l’année, et les contrats d’origine peuvent aller jusqu’à neuf mois. A Almeria, le laboratoire européen de production de la tomate en plastique (vous savez, celle avec laquelle on peut jouer au bowling et qui quand on la coupe, craque à peu près autant qu’une baguette) les employeurs commencent à faire pression pour pouvoir signer des contrats d’origine pour les 12 mois de l’année… Quelles saisons font donc aujourd’hui nos saisonniers ? C’est l’argumentation principale du CODETRAS qui a cette année lancé une bataille juridique pour faire reconnaître le droit au séjour des travailleurs « OMI » dans l’agriculture. L’objectif est de remettre en cause la catégorie juridique de saisonniers et au-delà de cette dernière, de dénoncer la logique migratoire actuelle de l’immigration choisie qui réduit les étrangers venant chez nous à leur compétence ou force physique de travail sans qu’ils n’aient aucun droit à l’installation. La condamnation a une existence partielle, réduite au temps et à la quantité de travail fournis, où les droits de l’homme n’existent pas : un système qui présente les traits de l’esclavage. Un premier pas vers la reconnaissanceLa première victoire du CODETRAS, c’est la décision du Tribunal administratif de Marseille en date du 8 février 2007, de délivrer à Ait BAloua, saisonnier depuis vingt trois ans dans la même exploitation des Bouches du Rhône, un titre de séjour de dix ans au motif que « M. AÏT BALOUA a, de la saison 1983-1984 à la saison 2004-2005, été employé sur la même exploitation agricole sous couvert de contrats d’introduction de travailleur saisonnier tels que prévus par les dispositions […] du code du travail d’une durée initiale de quatre mois ; que, toutefois, ces contrats ont été constamment et de manière régulière portés à huit mois en application des mêmes dispositions du code du travail qui n’ouvrent pourtant cette possibilité qu’à titre exceptionnel et conditionnel ; que dans ces circonstances, si M. AÏT BALOUA était forcé de rentrer au Maroc chaque année, durant 22 ans, pour quatre mois, ce n’était que pour respecter l’apparence juridique que son employeur et l’administration avaient entendu donner à son embauche et à son séjour sur le territoire français (…)alors qu’il était en réalité un travailleur permanent car occupant un emploi permanent : qu’ainsi, M. AÏT BALOUA doit être regardé comme résidant en France en situation régulière, et à titre habituel, depuis plus de dix ans » Ait Baloua n’est pas un cas isolé et cette décision judiciaire illustrait bien le fait que le rôle des contrats « OMI » souscrits depuis vingt ans n’était pas de fournir une main d’œuvre saisonnière et introuvable localement, mais d’approvisionner l’agriculture provençale en travailleurs précaires et exploitables. Aux dernières nouvelles, la Cour d’appel est revenue en arrière en retirant ce droit à une carte de séjour durable pour les deux saisonniers concernés. Le CODETRAS en conclut que pour un juge de mauvaise foi, une vie d’ouvrier ne vaut rien. M Ait Baloua compte bien poursuivre son combat devant le Conseil d’Etat. Plusieurs centaines d’ouvriers ont engagé une procédure similaire et certains d’entre eux ont saisi la Halde sur le caractère discriminatoire des restrictions imposées par le statut de saisonnier. |
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