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Allemagne / Exclusion urbaine /

Histoire du quartier de Kreuzberg à Berlin : rénovation urbaine, mobilisations habitantes et mouvement squat
13 janvier 2008 par Lucie

Le petit « musée de la rénovation urbaine et de l’histoire sociale du quartier de Kreuzberg » nous invite, en textes et en images, à découvrir l’histoire des plans de rénovation urbaine d’un quartier populaire de l’ouest berlinois et celle, intriquée avec la première, de ses habitants : par leurs mobilisations, ces derniers se sont opposés à des projets urbanistiques qui oubliaient souvent que Kreuzberg avait toujours été un quartier mélangé, et qu’il entendait bien le rester.
Aujourd’hui, c’est à la fois un quartier populaire, qui accueille beaucoup de familles de migrants, anciens et nouveaux, mais Kreuzberg est aussi le quartier bobo et gentrifié des bars à la mode et des lofts de luxe.
Petite plongée dans l’histoire du quartier, qui nous permettra de comprendre d’où vient cet enchevêtrement si typique, et de faire un petit tour par le mouvement squat berlinois, qui y a fait ses armes dans les années 1980.

Le quartier de Kreuzberg a été érigé il y a plus de cent ans pour accueillir les plus pauvres des plus pauvres : les migrants venant de Pologne ou des anciennes provinces allemandes de l’Est (Silésie) pour trouver du travail dans la capitale du nouveau Reich. Les logements de mauvaise qualité y côtoient de petites usines : les rues sont très étroites et les espaces communs rares. Le quartier a donc une tradition populaire depuis sa création.

L’après guerre et la reconstruction

A la sortie du second conflit mondial, les habitants de Kreuzberg se mobilisent pour reconstruire les bâtiments détruits par les bombardements alliés : 42% des logements du quartier ont été rasés ou bien sont inutilisables. A l’époque, on manque d’argent et de matériaux pour envisager une véritable reconstruction. Ce sont donc les habitants qui prennent en main le travail de réhabilitation absolument nécessaire pour que les milliers de sans abris retrouvent un toit.

A partir de 1954, les fonds du Plan Marshall permettent de lancer une reconstruction de grande ampleur. Les vieux principes de la construction sociale de la République de Weimar sont repris : on veut des appartements avec « de la lumière, de l’air et du soleil ! ».
Pour la première fois, on envisage aussi des espaces urbains qui ne sont pas structurés par des rues rectilignes : les bâtiments sont séparés les uns des autres, jamais alignés entre eux. Les parcelles loties typiques de Berlin disparaissent. Les passants doivent avoir le sentiment de circuler dans un tout, sans qu’il y ait de rupture au sein du quartier.
Enfin, le mélange des fonctions des espaces urbains, qui faisait la spécificité de Kreuzberg, doit être aboli : les zones d’habitat doivent être séparées des ateliers, des surfaces commerciales, et même des espaces culturels. La culture est assignée à des « forums culturels » séparés. C’est la fin d’une tradition du quartier.

Un quartier marginal de Berlin Ouest

Avec la construction du Mur séparant l’Est et l’Ouest, Kreuzberg, qui était jusqu’alors situé au centre de la ville, devient un quartier périphérique de Berlin Ouest.
La reconstruction achevée, les entrepreneurs du bâtiment cherchent de nouveaux terrains d’activité. Ils proposent la réhabilitation des bâtiments anciens selon la méthode de la « coupe à blanc » : leur devise est « Démolition et Reconstruction ». La rénovation du bâti ancien n’intéresse pas : on manque de connaissances et de savoir-faire dans le domaine. En revanche la construction neuve de grands volumes présente un intérêt certain : il s’agit de soutenir l’industrie du bâtiment qui est d’une importance majeure pour l’économie de cette ville, petit îlot de monde occidental isolé et noyé au milieu de la RFA.

L’argument brandi pour défendre ces destructions est l’inadaptation des anciens logements aux nouvelles structures sociales de Berlin Ouest : les urbanistes de l’époque expliquent que ce ne sont pas seulement les bâtiments qui sont anciens, mais que la société qui vit dans le quartier de Kreuzberg est « sans moyens, surannée, inculte, doucement asociale, incapable d’adaptation, et de toute façon rétive à tout changement » [1]. Dans cette « société désuète », les éléments de la société moderne du nouveau Berlin Ouest ne peuvent pas gagner de terrain.

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Démolitions

Le premier plan de rénovation urbaine pour le quartier de Kreuzberg, en 1963, est conçu autour de cette idée : les traces de l’histoire noire de la ville doivent disparaître pour que le nouvel ordre démocratique s’exprime pleinement dans la ville. La municipalité considère tout de même l’importance de la participation des habitants dans ces projets de rénovation : si dans la zone ouest du quartier de grands ensembles sont érigés très vite, sans une consultation approfondie des locataires concernés, la rénovation de la zone qui se trouve au sud du métro aérien prendra beaucoup plus de temps, à cause des obligations en matière de consultation des habitants, que fixe une loi de 1971.

L’émergence d’une contestation citoyenne

Le projet d’un ensemble d’investisseurs privés voit tout de même le jour sur la place de la porte de Cottbus : un massif « dragon » de 300 logements et de 15 000 m2 d’espaces commerciaux s’élève désormais tout autour de la place.

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"Le dragon du profit"

C’est seulement à l’issue de la construction de ce complexe que s’élèvent de véritables protestations de la part des habitants. Ces nouveaux bâtiments ont des conséquences pour les locataires alentours : la population du quartier change, la tradition de mixité sociale appartient au passé, les loyers augmentent, beaucoup de personnes, notamment les travailleurs immigrés, doivent quitter l’endroit. Le reste du quartier est promis, dans un terme assez court, au même sort : du coup les baux de location indiquent ainsi le terme prévu du contrat : « jusqu’à démolition ».
Trois types de personnes habitent Kreuzberg dans les années 1970 : les « vieux », qui sont nés et ont grandi là ; les travailleurs immigrés, qui y trouvent les loyers les plus accessibles de la ville ; et les jeunes gens qui croient avoir trouvé à Kreuzberg une niche d’expérimentation sociale des formes alternatives du vivre ensemble. Dans la zone « SO 36 » [2] on trouve beaucoup de communautés de vie, d’initiatives politiques, de groupes de femmes, de projets d’économie alternative etc. : l’idée de responsabilité et d’engagement pour le bien collectif fait le lien entre tous ces groupes.
Ils vont être à l’origine du mouvement le plus intense de contestation des projets de rénovation urbaine prévus pour le quartier.

Des lieux de convergence des oppositions aux projets de rénovation urbaine apparaissent.

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Devant le Mieterladen

Par exemple, le Mieterladen organise des actions contre les pratiques des maîtres d’ouvrage des projets en cours, qu’ils accusent notamment d’acheter des bâtiments anciens puis de les laisser à l’abandon pour justifier leur démolition, dont ils ont besoin pour mener leurs grands programmes.
Et en effet, le nombre de logements vide va croissant, parallèlement à celui des personnes qui sont à la recherche d’un toit.
C’est en 1979 qu’apparaît une nouvelle forme de la lutte des habitants : les « occupations d’entretien ». Des habitants du quartier occupent deux bâtiments anciens promis à la démolition. L’expérience est un succès puisque quelques mois plus tard le propriétaire accorde aux occupants des baux locatifs en bonne et due forme, ce qui éloigne complètement la menace de démolition.
Au début de l’année 1980, une vingtaine de bâtiments est occupée de la même manière en quelques semaines : l’espoir de tous est d’écarter les projets de destruction des immeubles anciens, qui restent le seul obstacle à une explosion des coûts des loyers. La rénovation du bâti ancien, dont le coût est peu élevé, doit garantir le maintien d’une population modeste dans le quartier.

Une République libre de Kreuzberg ?

L’ensemble des squatteurs du quartier se réunit pour partager leurs expériences et élaborer des stratégies communes de négociations vis-à-vis des pouvoirs publics. Ils forment un « conseil des squatteurs ». Certains rêvent d’une « République libre de Kreuzberg », avec ses propres instances alternatives de fonctionnement commun. Des projets à dimension sociale voient le jour : un centre artistique et culturel, un centre de santé, un lieu de conseil pour les femmes, une ferme collective…
La capacité commune de mobilisation est forte : quand la police expulse l’un des squats en décembre 1980, cela provoque d’importants affrontements dans la rue. De nombreuses autres manifestations suivent

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Manifestation et répression à la porte de Cottbus

Les rapports avec les pouvoirs publics se tendent de plus en plus, lorsque le nouveau gouvernement élu en 1981 déclare qu’il veut développer une « ligne berlinoise de la raison » : il s’agit tout simplement d’expulser tous les squats et surtout d’empêcher à tout prix l’occupation de nouveaux bâtiments, notamment au profit des propriétaires qui entament immédiatement le processus de rénovation ou de démolition.
Le mouvement des squatteurs est peu à peu criminalisé : l’article du code pénal définissant l’association de malfaiteurs est utilisé pour arrêter les 134 membres du « Conseil des squatteurs ».

La légalisation de certains squats… et l’expulsion définitive des autres

Dans ce contexte de rapports très tendus entre le mouvement squat et les pouvoirs publics, le besoin se fait sentir de rechercher des moyens de pacifier la situation en légalisant certains lieux. Plusieurs formes sont adoptées pour ça : la coopérative, le groupement de travailleurs. Ces nouvelles entités louent désormais les bâtiments ou les rachètent. Ils mènent eux-mêmes les opérations de rénovation nécessaires. Mais beaucoup de projets sont tout de même expulsés parallèlement à cela.
Depuis cette époque d’ailleurs, très peu de nouveaux squats ont ouvert à Berlin : ils sont systématiquement expulsés dans les 24 heures suivant leur installation.
L’effet positif le plus remarquable de ce « semi-échec » du mouvement squat de Kreuzberg est à trouver dans les efforts accrus des pouvoirs publics dans la mise en place de procédures de consultation des habitants dans les programmes de rénovation urbaine.

A partir de 1983 s’ouvre une période de « rénovation prudente » : le mot d’ordre en est « orientation globale des projets vers les habitants, réhabilitation du « mélange » traditionnel à Kreuzberg, renforcement des infrastructures sociales ». Les pouvoirs publics cherchent le consensus, notamment en mettant en place une Commission de la rénovation urbaine qu’investissent les groupes d’habitants autoorganisés.
Les projets menés à cette époque ne valorisent pas la « modernisation » [3] des logements (comme c’est le cas partout ailleurs) ni la construction de bâtiments neufs mais plutôt le retour d’un mélange des différentes fonctions urbaines dans les mêmes espaces : de petites usines réapparaissent, des espaces communs sont revalorisés, des jardins d’enfants sont construits.
Dans les années 1980, Kreuzberg est toujours le quartier le plus pauvre de Berlin Ouest.

Kreuzberg dans Berlin réunifiée…

Avec la chute du Mur, Kreuzberg redevient un quartier central de la ville, un quartier de passage, de transit. Mais il voit une partie de sa population migrer vers l’Est, dont les bâtiments non rénovés proposent des prix très attractifs pour les étudiants et les artistes à la recherche de grands ateliers.
L’argent des programmes de rénovation urbaine ne se déverse désormais plus sur Kreuzberg mais sur les quartiers de l’Est. Kreuzberg s’appauvrit, connaît un niveau de chômage jamais atteint. Les mobilisations habitantes ne parviennent plus à se fédérer.

Aujourd’hui, on trouve dans ce quartier de multiples exemples architecturaux de tous les types de rénovation urbaine qui ont été menés dans la ville.
Tout cela cohabite allègrement, et malgré la concurrence des quartiers de Friedrichshain, de Prenzlauerberg, ou plus récemment de Neuköln, Kreuzberg reste toujours un quartier très apprécié des Berlinois. Il y fait bon vivre, semble-t-il…

Infos : Le musée se trouve au cœur du centre de Kreuzberg, vers la Kottbussertor, Adalbertstrasse 95A Vous pouvez visiter le site du musée


[1] Karin Zapf, 1969

[2] le nom correspond au code postal de la zone

[3] On modernise les logements en y construisant des sanitaires individuels, mais on préfère conserver du chauffage au charbon pour ne pas voir les prix des loyers augmenter trop.




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