Au marché aux livres du parc Georges-Brassens, le 24 avril 2021, les portes sont closes et le quartier, d’habitude bouillonnant de vie, est désert. Le dimanche, les flâneurs se retrouvent au milieu des nombreux éventaires de vieux livres et de disques à la recherche d’une bonne lecture, afin de s’évader un peu en ces temps inédits. Charles, bibliophile au parler volubile, aurait été de bon conseil. Mais les libraires sont absents, comme dans la grande majorité des marchés de France.
Lors du premier confinement de 2020, le président Emmanuel Macron avait conseillé aux citoyens de profiter de ce temps à part pour lire. Durant cette période, les librairies avaient été fermées, ce qui avait soulevé un tollé sur les réseaux sociaux, puis avaient été autorisées à travailler en click and collect. Mais, au début de 2021, les décrets ministériels se sont succédé, s’adaptant de manière hâtive à l’évolution de la pandémie. Alors que le décret du 25 février 2021 (n°2021-217, art. 37) précisait que le commerce de détail de livres était dorénavant considéré comme « essentiel », dans les « magasins de vente et les centres commerciaux », celui du 2 avril 2021 (n°2021-384, art. 38) interdisait clairement la vente de livres sur les marchés. Le texte stipulait que seuls « l’alimentaire, les fleurs, graines, engrais, semences et plants d’espèces fruitières et légumières » étaient autorisés.
Les conséquences ont été immédiates : les interdictions de déballer sur les marchés se sont multipliées pour les professionnels du livre et les disquaires dans toute la France, et de nombreux événements ont été annulés.
À Paris, le marché du livre ancien et d’occasion a été fermé par arrêté préfectoral pendant plus d’un mois. Unique en Europe, la plus grande librairie de France, qui longe le parc Georges-Brassens, dans le xve arrondissement, s’est imposée comme le rendez-vous indispensable de nombreux professionnels, bibliophiles, collectionneurs français et étrangers, mais aussi de lecteurs en tous genres, amoureux du livre et de l’écrit. Une quarantaine de professionnels se sont ainsi retrouvés privés de leur activité, unique source de revenus pour la majorité d’entre eux.
Chaque jour de travail en moins compte pour les exposants. Les vendeurs des marchés, libraires ou non, ne roulent pas sur l’or. Ils exercent pour beaucoup en tant que travailleurs indépendants, en très petites entreprises, et sont parfois titulaires d’une faible retraite ou du RSA. Leur travail est donc primordial pour payer leurs charges : achat des stocks, location de box, véhicule, assurance, etc. « Pour ceux qui y auront droit, les aides de l’État, calculées sur un chiffre d’affaires majoritairement faible, ne pourront compenser les pertes subies », précise Bruno Bossard, de l’association Les Pages parisiennes.
Frédéric Mignon et Pascale Chassang, propriétaires de la Librairie sans nom, située au Mans, soulignent l’importance de la vente des livres sur les marchés : « La présence des libraires sur les marchés contribue à offrir à un public qui ne prend qu’occasionnellement le chemin des librairies un accès à la lecture, essentiel dans une période où l’équilibre psychologique de beaucoup est mis à mal, ainsi qu’au maintien des connaissances et de l’accès à la culture. » De nombreux villages n’ont pas de librairie ni de bibliothèque, et les personnes les plus vulnérables, qui ne peuvent pas se déplacer, ont été pénalisées.
Les marchands, syndicats et associations ont souligné la nécessité de remédier à cette injustice rapidement. « Les gens ont crié victoire quand le décret du 25 février est sorti, explique un libraire des marchés de Marseille, mais ont-ils compris que ce n’est pas le livre qui est essentiel, c’est son commerce, et encore pas n’importe lequel. »
A la réouverture du Marché aux livres Georges-Brassens, des libraires s’expriment sur les conséquences de la fermeture du lieu pour la profession. Afin que cette situation ne se reproduise plus…
Monique Rubin, présidente de la Fédération nationale des marchés de France (FNSCMF) et vendeuse de chapeaux sur des marchés de Drôme et d’Ardèche, est ferme sur ce point : « Le maire peut autoriser la tenue des marchés, et le préfet peut les interdire si les mesures sanitaires et de sécurité ne sont pas respectées. » Les halles sont pourtant des lieux ouverts par définition, ne présentant pas de risques démesurés de transmission, explique-t-elle : « Nous exerçons en plein air, et le Premier ministre a validé les mesures sanitaires que nous avons prises ».
Selon Charles Guilleux, libraire, présent sur le marché Georges-Brassens depuis de nombreuses années, « il s’agit d’anciens abattoirs conçus pour être ventilés naturellement. Il n’y a aucun danger. » D’ailleurs, en 2020, après douze semaines de mise à l’arrêt, ce pavillon de style Baltard de 2 700 m2 avait pu rouvrir ses portes avec des mesures sanitaires approuvées par l’administration : gel hydroalcoolique à l’entrée, système de comptage des personnes (maximum 150 visiteurs), parcours fléché séparé par des barrières…
Des élus de tous bords ont interpellé l’exécutif pour demander de rétablir l’équilibre entre ces deux décrets pour le moins contradictoires. Le gouvernement s’est retranché dans un profond mutisme. Silence radio du côté de Roselyne Bachelot, ministre de la Culture, qui avait pourtant applaudi lorsque les librairies avaient rejoint la liste des commerces essentiels en février dernier et déclaré : «Les librairies et les disquaires sont des commerces essentiels, cela ne fait aucun doute.»
Un texte du 8 avril 2020 accorde bien aux préfets un droit de dérogation, mais il semble complexe à mettre en place. Interrogé sur ce point, Didier Lallement, le préfet de police de Paris, exclut d’y recourir : « Si le décret permet aux préfets de durcir les mesures prévues à l’échelon national pour tenir compte de la situation locale, il ne m’autorise pas en revanche à accorder des dérogations aux interdictions contenues dans le décret. »
À la suite de ce refus public, Philippe Goujon, maire du xve arrondissement, a rencontré Didier Lallement à son cabinet. « Je lui ai dit que sa réponse ne me convenait pas. À Paris, depuis Napoléon, le préfet de police bénéficie d’un pouvoir important, et ses compétences sont étendues. » Il a également fait appel au ministère de la Culture, mais sa démarche n’a pas abouti. Hugues Renson, vice-président de l’Assemblée nationale et député de Paris, s’est adressé pour sa part à Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, lui proposant d’élargir le décret du 2 avril aux marchés aux livres. Lettre qu’il a ensuite diffusée sur Twitter.
« Nous sommes au pays d’Ubu ou de Courteline, ou des deux à la fois ! », s’exclame Philippe Goujon, qui déplore les conséquences financières pour les exposants et l’incidence dramatique de la fermeture du lieu sur l’économie et la vie du quartier. « Les libraires peuvent exercer en lieu clos, la même chose est interdite à l’extérieur, ce qui est quand même paradoxal ! Les bouquinistes et les libraires sont soumis à une réglementation, les marchés aux livres à une autre, il s’agit d’un excès de bureaucratie et de réglementations qui se contredisent… »
Le Covid-19, avec la fermeture des magasins et des marchés, a permis l’explosion du e-commerce. Le e-commerce ne représentait que 9,8% du commerce de détail en 2019, il en représente en février 2021, 13,4%. Les géants du Net et les grandes surfaces, qui ont pour la plupart agrandi leur espace librairie, se révèlent être les plus gros bénéficiaires de cette période de pandémie ; mais également les salles des ventes, vers lesquelles se sont tournés les plus gros acheteurs de livres anciens. « Jamais les commissaires-priseurs n’ont fait autant de chiffre », affirme un professionnel du marché du livre ancien et d’occasion Georges-Brassens.
« Certains préfets ont fait le choix de permettre la vente de livres en plein air avec des protocoles sanitaires adaptés », a argumenté Hugues Renson auprès de Gérald Darmanin. En effet, à Saint-Mandé, Montpellier, Sète, Toulouse, Nantes, ou encore Caen, les libraires ont été autorisés à déballer.
« Des municipalités, quand les conditions sanitaires étaient remplies, ont profité d’une certaine latence pour tenter de régler le problème localement », explique Laurent, un syndicaliste des marchés d’une petite ville de Bretagne qui a souhaité rester anonyme par crainte « du contrôle ». « Pour ce faire, ils se sont référés à De l’esprit des lois [traité politique publié à Genève en 1748 par Montesquieu, philosophe des Lumières]. Entre ces deux décrets, ils ont décidé d’appliquer le plus équitable, en fonction des besoins de la population locale. »
Après plus d’un mois de fermeture, le marché aux livres a réouvert ses portes du 22 au 23 mai 2021 pour un week-end prolongé. Les libraires ont organisé une exposition « la Commune de Paris » sur le stand de la librairie Kerbaul. Avec l’association « Les amis de la Commune » qui ont présenté leurs publications. Photos Sasha Verlei
Dans l’attente de la décision du Conseil d’État, les libraires ambulants ont décidé de se « fédérer de façon autonome et apolitique » afin que la profession soit enfin reconnue et entendue par le gouvernement. « Nous sommes à peu près 3 000 en France, on s’est rendu compte que personne ne nous défendait ni ne nous entendait », déclare Bruno Bossard.
Depuis le déconfinement partiel, les livres ont retrouvé leur place sur les étals. Les marchands ont repris le travail avec cœur, mais l’inquiétude est flagrante : « Dans ce contexte sanitaire fluctuant, cette situation pourrait se répéter, et cela, nous ne le voulons surtout pas », conclut Bruno Bossard.