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Interview

Correction et intelligence artificielle : état des lieux avec Luc Le Digabel (Le Monde)

1/ Entrons dans le vif du sujet : L’IA est-elle déjà utilisée dans le monde de la presse ?

En fait, la première chose qu’il faudrait souligner quand on parle d’IA est que les termes « intelligence artificielle » sont trompeurs. Il n’y a pas d’intelligence à proprement parler, mais une sophistication des programmes et des algorithmes de plus en plus poussée, s’appuyant sur un corpus de données beaucoup plus vaste, qui permet donc une meilleure imitation. Or la presse fonctionne depuis la PAO avec des programmes informatiques… Il y a donc une continuité. Aujourd’hui la presse a déjà recours à des outils à base d’IA pour de multiples usages : traduction (DeepL), transcription (Trint), correction (Prolexis), modération (Netino), sous-titrage (Spotl), optimisation SEO, etc.

 

1-bis/ Existe-il déjà des effets bien concrets ?

De fait, sans toujours nous en rendre compte, nous utilisons déjà l’IA au quotidien. Si l’on prend Prolexis, la profession a dû lutter pour qu’il ne devienne pas un remplaçant par défaut des correcteurs, quand il y a une recherche de réduction des coûts. Il faut expliquer et réexpliquer que l’utilisateur humain rejette entre 80 et 90 % des propositions qu’il fait… Malgré tout, Prolexis s’impose dans les usages, et en particulier quand la correction est oubliée dans le circuit-copie : le rédacteur ou l’éditeur vont se reposer sur l’outil pour dire que l’article a été « corrigé ». Aujourd’hui, ChatGPT commence à être utilisé dans certaines rédactions de la même manière. Au niveau rédactionnel, il peut aussi être utilisé pour des propositions de titraille, ce qui touche ensuite SR et correcteurs.

 

2/ Certains gros groupes comme Google espèrent même, grâce à cette technologie, ne plus avoir besoin de référencer la presse et produire leur propre contenu. Pour cela, ils aspirent les articles existants. Quels sont les risques et quelles réponses les médias développent-ils ?

Il y a un grand risque d’appauvrissement et de nivellement par le bas de ce qui est produit. Les médias luttent depuis longtemps contre cette aspiration de leur travail, mais souvent avec des moyens dérisoires comparés à ceux des géants du numérique. Aujourd’hui ils tentent de faire valoir (au sens strict : donner de la valeur à quelque chose) la qualité de ce qu’ils produisent pour signer des accords commerciaux avec les entreprises d’IA (accord Le Monde-OpenAI, par exemple) ou obtenir des réglementations plus favorables à la presse (droits voisins).

 

3/ Quelles sont les limites techniques et technologiques actuelles de l’IA ?

Les limites sont toujours celles du cerveau humain qui programme l’IA, avec ses propres biais. Il n’y a pas de génération autonome d’idées dans l’IA… Au niveau technologique, la finesse de l’imitation repose sur le stock de données disponibles pour entraîner les algorithmes, et la faisabilité même de l’IA repose sur des matériels puissants et abondants (serveurs) et l’énergie qui va avec : si une seule requête d’IA n’est pas en elle-même ultra-consommatrice, la mise au point de l’outil est très énergivore et sa généralisation dans les usages le serait encore plus. Le veut-on et pour quels gains ?

 

3-bis/ L’IA est-elle capable de copier le style d’un être humain, d’éviter les styles plats et bancals ?

Oui, l’IA pour l’écrit est capable de copier un style, c’est presque son objet. Elle le fera plus ou moins bien selon ce qu’on attend…

 

4/ Dans ce cas, ça ne créerait pas au final de nouveaux postes pour les humains, ceux-ci étant consacrés à relire les robots ?

C’est une possibilité. L’IA dans la traduction a apporté un plus grand besoin de relecture, de fait. Mais une relecture différente… A plus ou moins court terme, la question va tout de même se poser du gain de temps (et d’efficacité) réel apporté par l’IA, s’il faut réinventer des étapes de travail qui existaient déjà. Et quel intérêt de remplacer un rédacteur, qui sait écrire, par quelqu’un qui sait donner des prompts à l’IA et relire derrière ?

 

4-bis/ Comme pour les traducteurs en ligne, l’IA pourrait devenir un outil facilitant le travail du travailleur humain ?

Si elle est réellement cantonnée à ce rôle, oui. Toute nouvelle technologie a forcément du bon. Dans le cas de Prolexis, on ne peut que reconnaître que chasser les espaces avant les points ou les virgules d’un seul clic a apporté un gain de temps aux correctrices et correcteurs travaillant sur ordinateur, par exemple. Ça nous ôte une tâche fastidieuse, qui nous laisse plus de temps pour le reste.

 

5/ Ce far-west technologique et capitaliste inquiète, quelles marges de manœuvre les salariés disposent-ils ?

Les salariés ne doivent jamais, à mon sens, laisser la définition de leur travail et de leur rôle à d’autres. Ils doivent être prêts à répondre aux défis posés par l’IA quand son implantation est vue comme un moyen de se passer d’eux ou de dévaloriser leur activité (« ChatGPT le fera mieux »). Pour cela, il faut discuter entre collègues, se demander ce qui peut être intéressant ou non dans ces nouvelles technologies, s’organiser et poser des revendications, au besoin. Pour l’IA comme pour le reste.

6/ Question « Mme Irma » : comment vois-tu l’avenir de la profession ?

Dans cette ère de profusion de contenus ouverte et promise par l’IA, le métier de la correction a de l’avenir car il promet la qualité plutôt que la quantité à tout prix. C’est une profession à l’intelligence authentique, faite pour faciliter le partage des savoirs ! On aura toujours besoin de correctrices et de correcteurs.

 

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