Enfant d'ici ou d'ailleurs ?

« De ma naissance jusqu'en 1969, date où l'adoption a été officiellement prononcée, je m'appelle Marie-Thérèse Gasp. Après mon adoption, je deviens Dominique Foucher. On efface tout, le prénom avec. »

Enfant d'ici ou d'ailleurs ?

Marie-Thérèse est une « enfant de la Creuse ». Comme elle, de 1963 à 1981, 1600 enfants ont été transférés de la Réunion vers la métropole. C’est avec un article du quotidien Libération en 2001 qu’elle comprend son histoire. Depuis, Marie-Thérèse se bat aux côtés de la fédération des Réunionnais de la Creuse, pour que cette affaire sorte au grand jour et que l’Etat reconnaisse sa responsabilité.

"une adoption efface tout, même le prénom."

"Ma vie est construite avec plusieurs versions. Je dois toujours démêler le vrai du faux. Je me pose beaucoup de questions."

"Je me pose des questions."

 
 

« Les premiers questionnements sont arrivés par mes camarades de classe : ‘pourquoi tes parents sont blancs ? Pourquoi ta sœur est blanche ? C’est comment la Réunion ? Qu’est ce que tu faisais dans la Creuse ?’ J’allais interroger mes parents adoptifs. Ils me répondaient ce qui était inscrit dans mon dossier d’adoption : ‘la mère a abandonné son enfant car elle ne pouvait subvenir à ses besoins’.

Nous étions six enfants, dont trois Réunionnais dans cette famille adoptive. Mais on ne parlait jamais de la Réunion entre nous. On n’avait plus de passé. Notre passé c’était la Creuse.

Quand j’étais ado, il m’a fallut des réponses. Dès que j’ai eu 18 ans, j’ai contacté la DDASS de la Creuse. J’ai obtenu un dossier incomplet. A la deuxième demande, j’ai eu la confirmation de mon prénom de naissance. Je m’appelle bien Marie-Thérèse Gasp, et non Dominique Foucher, mon nom d’adoption. Pendant quinze jours, j’ai appelé tous les ‘Gasp’ de la Réunion mais ça ne donnait rien. C’était très dur car je me suis demandée si ma mère naturelle n’était pas morte. Mais il n’en était pas question, il fallait toujours chercher… Chercher. »

"Pourquoi ta soeur est blanche ?"

"Est-ce que c'est ma mère ?"

"Je trouve parfois des réponses sur les tombes du Père Lachaise.
J'écoute ce que je lis. "

"J'écoute"

"Je me tais"

"Il me faut toujours quelqu'un de plus fort que moi. Les échecs me plaisent car j'ai un adversaire."

Trouver un adversaire

Marie-Thérèse a 13 ans dans la Sarthe.

"L'école m'a permis de m'éloigner de cette famille. Là-bas, au moins, je pouvais m'exprimer". Petite, Marie-Thérèse est une enfant sombre, peu sociable. Elle se réfugie dans les études. Bonne élève, malgré un comportement difficile. L'école est son exutoire. Avec l'athlétisme aussi, elle s'évade et devient sportive de haut niveau. "C'est Dominique Foucher qui a fait de l'athlétisme, parce que mes parents pensaient que je boudais trop". Le sport comme thérapie.

Sa majorité est synonyme de grande liberté. C'est à ce moment-là que Marie-Thérèse débute les démarches pour obtenir des réponses sur son passé, celui d’avant la Creuse. Elle se heurte plusieurs fois au refus de la DDASS mais ne lâche rien. "La recherche de vérité est une quête" confie-t-elle.

 

POUR RESUMER...

De 1963 à 1981, 1600 enfants réunionnais ont été envoyés de force vers la métropole. Des bébés de quelques mois, des maternelles, des écoliers. Michel Debré, fraîchement élu député de la première circonscription de la Réunion, commandite les opérations. A cette époque, le taux de natalité de l’île est très élevé. On compte en moyenne 7 enfants par femme, et le taux de chômage frôle les 40%. La DDASS, service social d’aide à l’enfance, est à la manœuvre pour organiser le transfert. Objectif : repeupler des départements français dont la densité de population est très faible.

« Le postulat de départ s’inscrit dans une logique coloniale. Pour l’Etat français, les parents n’avaient pas les prérequis nécessaires pour bien élever leurs enfants. Il fallait donc les civiliser et les éduquer à la culture dominante », précise Maître Joanes Louis, avocat au barreau de Paris, représentant du CRAN (Conseil représentatif des associations noires).

Parmi ces enfants, certains étaient abandonnés par leurs parents, d’autres, confiés aux autorités administratives par décision de justice. D’autres enfin, comme Marie-Thérèse Gasp, devaient être recueillis temporairement par la DDASS.

Les enfants sont envoyés au foyer de Guéret dans la Creuse, avant d'être répartis dans toute la France. Selon l'historien Sudel Fuma, cité par Slate, les autorités "promettaient aux parents un avenir de médecin ou d'avocat pour leurs enfants, on présentait la France comme un eldorado. Ces parents ont été victimes d'une escroquerie morale. Les services sociaux leurs disaient que leurs enfants reviendraient pour les vacances. »

"A 17 ans j'écris à la DDASS."

TimeLine

Lorsque l'on questionne Marie-Thérèse sur sa mère biologique, elle réagit : "Ma mère, elle est sous le manguier". Ici, avec sa mère lors de son premier voyage à la Réunion.

A 35 ans, Marie-Thérèse retourne pour la première fois sur son île natale. "Quand je suis sortie de l'avion, je portais encore mon manteau. On était en mars, il était 22h et faisait 20 degrés. Les autres passagers rigolaient, ne comprenaient pas ce que je faisais avec mes vêtements d'hiver. Mais mon esprit était encore en métropole. A 22h, il devait faire froid. "A la sortie de l'aéroport, Marie-Thérèse n'entend pas sa mère qui l'appelle par son prénom. "Dominique Foucher prenait le dessus", analyse-t-elle aujourd'hui. Au moment des retrouvailles, "les rires ont effacé les pleurs".

Marie-Thérèse reste 5 mois à la Réunion, travaille dans l'hôtellerie, se familiarise avec la culture de l'île. "Maman m'apprend à avoir une vie de Réunionnaise. Elle me réhabitue à la langue mais j'ai bien du mal car depuis toute petite, on me demande de ne pas parler créole. Ca, ça laisse des traces".

 

Interview de Viviana Romana, psychothérapeute, spécialisée en ethnopsychiatrie.

Quel est l’impact psychologique sur les enfants réunionnais ?

Le premier est le trouble de l’attachement. On le trouve très souvent chez les enfants adoptés dans des pays étrangers. L’enfant est coupé d’un lien familial. Il aura donc du mal à établir de nouveaux attachements.

Le deuxième est le trouble identitaire provoqué par la rupture de filiation. Ces enfants réunionnais se sont retrouvés dans un environnement radicalement différent, et une rupture de lien avec les parents d’origine. Il est évident que ça provoque un choc culturel. L’enfant adopté peu s’intégrer ou se marginaliser. S’il se marginalise, c’est qu’il n’arrive pas à s’adapter à son milieu d’accueil mais aussi qu’il rejette ce qu’il est, son identité.

Dans les deux cas, cela peut entrainer des troubles psychologiques importants comme des addictions et des dépressions, des troubles de l’attachement ou de la personnalité. Certains se sont suicidés ou sont en hôpital psychiatrique. Il faudrait mettre en place des groupes de parole. L’objectif est de se créer une identité commune.

Comment arrive-t-on à se construire ?

C’est compliqué mais l’être humain est extraordinaire. Certains, dans de telles circonstances peuvent être particulièrement résilients. C’est le cas de Marie-Thérèse Gasp. Elle a eu suffisamment de force pour résister à la déstructuration, et entrer dans une dynamique de recherche d’identité. C’est comme ça qu’elle s’est reconstruite.

La demande de reconnaissance est-elle primordiale pour se reconstruire ?

Etre reconnu victime d’un crime est très important. Le crime doit être connu, il doit aussi être public. Toutes les formes de diffusion de l’histoire sont nécessaires. Il y a eu un dysfonctionnement de la DDASS. Les placements abusifs et lointains, les dossiers disparus, les éléments non donnés aux parents. Tout cela est assez étonnant.

"Ma mère, elle est sous le manguier."

"Le premier retour était un rêve, je me sentais dans un autre monde. Je garde toujours le souvenir de la première soirée et de la première matinée." Marie-Thérèse revient quelques mois plus tard à la Réunion et y reste un an. Le troisième séjour se fait dans le cadre de la réalisation de son documentaire "Arrachée à son île", diffusé sur France Ô.

Le combat est personnel. En 2002, il devient collectif.

Jean-Jacques Martial, lui aussi "enfant de la Creuse", dépose plainte pour "enlèvement et séquestration de mineurs, rafles et déportation". Peu de temps après, c'est au tour de Marie-Thérèse. Le début d'une longue série. Le travail des associations, permet en 2013, la "commémoration du cinquantenaire de l'exil forcé des Réunionnais de la Creuse". Une journée est organisée au Ministère de l'Outre-Mer et, le 20 novembre, journée internationale de l'enfance, une stèle est érigée à l'aéroport Roland Garros (Saint-Denis de la Réunion).

Le combat devient collectif.

 
 

Sous l'impulsion de la député de la première circonscription de la Réunion, Ericka Bareigts, l'Assemblée nationale adopte le 18 février 2014, une résolution mémorielle. Deux ans plus tard, jour pour jour, s'ouvre une commission d'experts, chargée de faire la lumière sur cette affaire, à travers les témoignages des « enfants de la Creuse ».

La fédération des Réunionnais de la Creuse, qui regroupe plusieurs associations, émet ses revendications. Une demande de réparation financière car "les droits des enfants ont été bafoués" indique Valérie Andanson, chargée de communication de la fédération. La fédération réclame aussi, pour toutes les pupilles, l'accès aux dossiers complets de la DDASS, des billets d'avions au frais de l'État pour un retour annuel à la Réunion, et enfin, la diffusion de ce pendant de l'Histoire dans les manuels scolaires. "Pour que les gens sachent et que ça ne se reproduise plus".

Célébration de l'abolition de l'esclavage,
le 4 février 2016 au métro Malesherbes à Paris.

"Pour que ca ne se reproduise plus..."

"Le terme "victime" me rabaisse car la victime ne peut rien dire. Elle se tait. Je me suis mise à la guitare. Ca me donne de l'assurance. Si je joue, c'est pour mon fils."

"Je ne suis pas une victime"

"J'ai deux mères maintenant."

"Mon fils chante Justin Bieber, et j'ai envie de pouvoir jouer la mélodie à la guitare pour lui. J'ai envie qu'il soit fier de moi."

"Je veux que mon fils soit fier de moi"

"Je porte ce pendentif kangourou en songeant que c'est un premier pas vers la réalisation d'un rêve : aller en Australie. "

Et après...?

Crédits

Crédits

texte : Leslie Carretero
vidéo : Hortense Nzeugna
photos : Aude Pétin
Nous remercions Marie pour avoir accepté de prendre part au projet et pour le prêt de ses archives photographiques. Merci également au Dr Viviana Romana, à Maître Joanes Louis et à Valérie Andanson pour leur disponibilité.